Quand il passe là, il a toujours l'impression d'être ailleurs. L'avenue, enserrée dans une suite ininterrompue d'immeubles à plates façades, se brise soudain à l'approche du pont de chemin de fer. La dernière maison à gauche, c'est l'entreprise de marbrerie funéraire, une coopérative ouvrière où il a fait tailler le granit de la tombe de Pierre. Derrière, il y a le vieux cimetière, avec ces monuments bourgeois et prétentieux au fond et de plus humbles près du portail. La terre n'a pas fini de se déplacer. Il faut attendre avant de construire et parfois recaler les stèles anciennes. Ça le ramène en arrière, un voyage à Vienne en Autriche, à la recherche de la tombe de Mozart: un cimetière gothique sous la pile de la voie rapide ou d'une quelconque autoroute, tout près de l'affreux Danube. La laideur et l'antique étroitement mêlés. Ici, c'est un peu la même chose, à moindre échelle. Et il n'y a aucun Mozart à rechercher.
Après la marbrerie, il se dresse seul, inoccupé depuis de nombreuses années. Un ancien garage, surmonté de ce long phallus qui n'était destiné qu'à le faire repérer. Si l'on voulait s'y arrêter, il valait mieux s'y prendre tôt. Aujourd'hui, c'est encore pire avec la ligne du tram qui interdit tout virage à gauche avant le feu. Sur l'autre trottoir, à droite, la dernière maison qui lui faisait face a été démolie et n'a jamais été reconstruite. Un pan de mur avec une ouverture en épais verre dépoli surplombe encore la ligne de chemin de fer invisible de la route dans sa tranchée profonde. Au-delà, à droite, c'est le nouveau cimetière, celui du XIX° siècle, plus fonctionnel dans son plan d'ensemble, avec ses allées bien tracées et rayonnantes autour des axes. A gauche, après le pont, il subsistait il y a peu des constructions basses et lépreuses où s'étaient installés, les fleuristes. Aujourd'hui, c'est tout un nouveau quartier qui se dessine, éblouissant de blanc, fascinant de géométrie, qu'il faut photographier avant qu'il ne sombre dans la laideur quotidienne.
Seul, il n'a pas changé. On peut encore lire vaguement le long de sa tour blanche les lettres majuscules qui y avaient été tracées: GARAGE. Les prochains hivers ou les orages d'été ne tarderont pas à effacer les dernières traces de son utilité. Il lui plaît comme ça, bête, inutile, un peu prétentieux mais pas pour lui. Sur une façade, côté train, il y avait une pendule. Il n'en reste que le cercle et la marque. Les aiguilles ont disparu. Peut-être les retrouverait-on au bord des rails, en bas.
Chaque jour, des centaines de trains passent tout près; chaque jour, des milliers de voyageurs en correspondance entre les deux gares ou pour des partances plus lointaines peuvent le voir en levant la tête à temps, avant d'être happés par la trémie. Combien en fait-il rêver, cet ancêtre planté là comme un anachronisme? Quelques-uns peut-être, comme lui, incapables de ne pas associer une façade et une histoire, une ligne et un rêve. Pour lui, c'est la vieille Amérique, celle de Bagdad Café ou quelque chose comme ça, qui lui vient à l'esprit lorsqu'arrivant tout près, il en voit la silhouette miroiter sur un ciel incertain.
dimanche 18 avril 2010
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3 commentaires:
Bagdad Café, c'est tout à fait ça en effet. Pour autant que je puisse en juger d'après la photo.
J'aime ton texte centré sur un instantané.
Très belle évocation urbaine qui ne manque ni du don d'observation ni d'urbanité !
J'aime beaucoup cet endroit qui ne ressemble à rien autour mais que je redoute de voir rapidement disparaître.
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