Le restaurant était tenu par plusieurs filles dont deux
semblaient en couple. Nous prîmes place sur la petite terrasse qui jouxtait une
des voies d’accès à l’esplanade. En attendant la grande bouteille d’eau gazeuse
que nous avions tout de suite commandée pour nous désaltérer, nous pûmes à
loisir observer les passants, ce qui a toujours été un de mes passe-temps
favoris. Si certains n’attiraient pas notre attention, d’autres au contraire
provoquaient chez nous des fous-rires difficilement contrôlables.
- Regardez combien portent des tongs. Je déteste cette
chaussure à moins d’avoir des pieds splendides. Mais la plupart du temps, ils
sont immondes et sales. Comment peut-on être aussi vulgaire ?
Nous avions donc un point commun avec Dorée : moi
aussi, je détestais les tongs, à l’égal des sandalettes portées avec des chaussettes.
Et tous ces gros ventres qui dépassaient de T-shirt criards, ces jambes à
varices, ces derrières trouvant avec peine une place dans des shorts trop
courts. Il me tardait parfois que l’hiver revienne pour que toute cette viande
disparaisse sous des vêtements plus couvrants.
Nous avions opté pour des lasagnes maison sans trop croire à
leur appellation artisanale. Mais le plat était délicieux, ce que nous dîmes à
la serveuse qui nous remercia très poliment. La jeune fille semblait en fait
beaucoup plus intéressée par Dorée que par moi. Je les imaginai un instant en
couple, elle la blonde du nord et l’autre, une brune méditerranéenne, fine et
gracieuse, que l’âge n’avait pas encore empâtée.
Dorée s’était aperçue de l’intérêt que lui portait la
serveuse et, profitant d’un moment où cette dernière était rentrée dans la
salle, me fit part de ses impressions :
- Je n’ai rien contre les lesbiennes mais je ne les
comprends pas. Comment peut-on être femme et ne pas rêver d’avoir des enfants ?
Certaines en ont mais si peu. Une femme ne peut pas s’épanouir vraiment sans mettre
au monde. Ne pensez-vous pas ?
Cette intransigeance soudaine me surprit un peu de la part
de Dorée que je croyais plus tolérante comme le sont nombre de ses concitoyens.
Je considérais, pour ma part, que chacun était libre de choisir sa vie et que l’on
pouvait très bien être heureux sans descendance. J’avais atteint la soixantaine sans en avoir
et, hormis un court laps de temps où je m’étais posé la question, je vivais très bien sans. Mais je surpris à nouveau le regard de la hollandaise, un
regard brillant où les larmes perlaient.
Je compris tout de suite qu’elle-même n’avait pu en avoir et
que cela constituait un des plus grands regrets de son existence. N’était-ce
pas l’explication de son émotion, un peu plus tôt, devant le tableau de la
Vierge à l‘enfant ? La stérilité était-elle de son fait ou de celui de Tom ?
Le grand gaillard avait-il un problème de ce côté-là ? Je décidai, mis en
confiance par la perche qu’elle venait de me tendre, de lui poser la question,
de façon détournée toutefois.
- Les vôtres doivent être adultes à présent !
Un instant, je crus qu’elle allait s’offusquer de ma
remarque. Elle regardait la rue sans me répondre, visiblement gênée. Mais bientôt,
elle se retourna vers moi et, braquant ses yeux bleus sur les miens, finit par
me dire :
- Nous n’en avons pas. Nous n’avons jamais pu en avoir.
9 commentaires:
En effet ma dernière remarque trouve ici confirmation. Le tour que prennent les choses me plaît fichtrement.
ils ne sont guère charitables les observateurs en terrasse!
1) Les tongs, depuis que je m'étais blessé les pieds quand j'étais gamin, je déteste ça, comme je déteste avoir les pieds à l'air dans des sandales. J'ai horreur de ça. Les bottes montantes me vont si bien :-)
2) Une amie qui n'a pu avoir d'enfant et qui en souffre, a une forme de dent contre l'homoparentalité, sans toutefois en être au stade des affreux manifestants intolérants qu'on entend trop.
Plume : j'ai changé d'avis sur cette femme. Étonnant comme l'écrit évolue malgré soi et prend des chemins auxquels on n'avait pas pensé.
Karagar : ce détail est très autobiographique...
Cornus : 2°)le sujet remue tant de choses, si l'on est honnête.
Je suis carrément de ton avis. C'est quand nos personnages commencent à vivre leur vie, voire à nous mener par le bout du nez, qu'ils deviennent intéressants. Enfin c'est comme ça que je vois les choses.
Le narrateur a les yeux bleus?
Jérôme : pourquoi ? Je n'y ai pas pensé une seconde.
@ Calyste : "braquant ses yeux bleus sur les miens" et non "braquant ses yeux, bleus, sur les miens" :-)
Jérôme : ok
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