Mon rapport à la lecture, me questionnait Lancelot il y a quelques jours. Étrange que je ne me sois jamais posé la question, comme je ne me suis jamais posé celle de mon rapport à ma respiration journalière ou à mes heures de sommeil.
Rapport est un mot qui me plaît: en vieil hédoniste (pour le moins) que je suis, il m'évoque immédiatement le contact d'un corps offert dans le secret d'une alcôve ou dans la pénombre accueillante d'un bois de pins l'été, contact d'une peau sur une peau, mélange des salives sur les lèvres écrasées, moment où les yeux chavirent sous le regard de l'autre. Il y a du sexuel dans mon rapport à la lecture. Certains livres, certaines phrases caressent mieux que des mains avides, et le plaisir se répétera sans s'émousser à chaque retrouvaille.
J'en ai pour exemple le sonnet de Rimbaud: Le Dormeur du val. J'ai dû le découvrir au lycée, je ne sais en quelle classe mais très tôt, j'en suis sûr. J'aimais sa forme, classique avec ce qu'il faut de liberté pour ne pas ennuyer. J'aimais ses mots, ses images, le contraste entre la beauté de la nature dans sa plénitude et l'horreur de la mort d'un être jeune, pour rien, pour si peu. J'aimais les sons, ce "dort" si rassurant qui ressemble en fait à la "mort", ce "luit" qui claque, rejeté en début de vers, "les parfums ne font plus frissonner sa narine", "il a deux trous rouges au côté droit", comme une rigueur mathématique. Depuis longtemps, je l'étudie avec mes élèves. Il constitue pour moi un excellent moyen d'aborder avec eux les principes de base de la versification. J'aurais dû m'en lasser, depuis le temps. Or chaque année, je le redécouvre, toujours aussi frais, toujours aussi lumineux, même cri de vie contre la guerre idiote et injuste. Pour moi, le plus beau texte antimilitariste que l'on ait jamais écrit. Et parce que je l'aime, les élèves l'aiment, chaque fois.
L'objet livre lui aussi est pour moi sensuel. J'ai, avec lui également, un rapport érotique. D'ailleurs n'est-ce pas lui qui a partagé le plus grand nombre de mes nuits? Toucher, sentir, caresser, choisir l'élu d'un soir, le répudier ou au contraire ralentir la lecture pour échapper à la fin inéluctable, pour ne pas s'en séparer tout de suite. Je n'ai volontairement jamais terminé Le Quattuor d'Alexandrie pour que ce texte continue à vivre en moi, pour garder ma liberté, pour changer à ma guise. Parce que ce livre n'était plus à son auteur mais à moi.
L'auteur a voulu dire que.... Phrase horrible, terrifiante de certains manuels scolaires sensés éveiller le désir de lire et le bonheur qui s'en suit chez nos petits collégiens. Je m'en moque, de ce que l'auteur a voulu dire. Je sais ce que moi, j'ai entendu, et tant pis si ce n'est pas tout à fait la même chose. Pendant très longtemps, j'ai volontairement adopté devant mes élèves une lecture monocorde des textes que je leur faisais découvrir: le moins de ton possible, aucune variation, aucune vibration, aucune musique. Ensuite, malgré les consignes ministérielles, je ne me suis plus senti tenu de lire à voix haute. Je laisse les élèves découvrir seuls, les aidant pour le sens de certains mots mais jamais pour celui de leurs associations.
Ensuite, mais seulement ensuite, je peux reprendre oralement. Une fable de La Fontaine, avec les sixièmes par exemple, qui croient mettre un ton (non, pas LE ton: il peut en être accepté plusieurs) en adoptant le rythme de la table de multiplication, qui n'osent pas offrir un loup sanguinaire et violent face à l'agneau qui se raccroche à ses arguments, qui n'osent pas crier, qui n'osent pas sangloter, qui n'osent pas jouer la bêtise du corbeau et l'ironie du renard, qui sont trop formatés déjà pour sortir du scolaire et atteindre au théâtre. Parfois c'est dans ces moments que les "mauvais" élèves surprennent car eux n'ont pas toujours abdiqué toute leur liberté et s'essaient volontiers à marcher sur ces sentiers nouvellement offerts que sont les cris, les larmes et les gestes exagérément amples.
Dès enfant, j'ai su que mon amour de la lecture et du livre serait un amour définitif. Solitaire par tempérament et par nécessité, j'ai trouvé en eux des trésors: je découvrais, parfois à ma façon, en me créant des images qui, par la suite, se révélèrent fausses, je parcourais le monde, j'appréhendais les sentiments, même ceux dont je ne comprenais pas les méandres, j'engrangeais du plaisir immédiat, des connaissances pour plus tard et des images qui feraient le levain de mon imaginaire. Enfant de mineur et de paysan, lorsque j'ai découvert le livre, je me suis senti riche.
Je ne sais plus que faire des livres, je ne sais plus où les mettre. Chez moi, il y en a partout, ceux que j'ai lu, ceux que j'ai feuilletés, ceux que j'ai entamés puis abandonnés, ceux que je n'ai même pas ouverts, ceux que je redécouvre en ayant totalement oublié que je les avais achetés un jour. J'évite de trop souvent les manipuler car certains font immédiatement ressurgir du passé des souvenirs poignants, tristes ou gais qu'importe et je veux encore croire que j'essaie de fuir la nostalgie. D'autres, au contraire, ne m'évoquent rien. Je les ai lus, c'est sûr, mais j'ai oublié jusqu'à la première bribe de leur histoire. C'est un peu triste, comme de repenser à des amants qui, un moment, croisèrent votre vie, eurent un semblant d'importance, et disparurent ensuite comme s'ils ne vous avaient jamais caressé.
J'achète encore beaucoup. je ne peux passer trop de temps sans le contact des livres dans les librairies. Je sais que je n'aurai jamais le temps de tout lire. Qu'importe! L'acte de prendre possession d'un livre n'est-il pas aussi un plaisir à part entière? Pour moi, les moments passés entre les rayons, des heures parfois, à choisir ceux que l'on emportera, ces moments me comblent, c'est-à-dire que je suis plein d'eux, comme lorsque je suis immergé dans une histoire qui me captive.
Mes goûts ont évolué mais il serait trop long d'en parler ici. Disons simplement que, parti du roman balzacien (découvert tout de suite après l'abandon, sur les conseils de mon professeur de français, des livres de la Bibliothèque Verte) et des romantiques, arrêté longtemps au roman policier et à tout ce qui avait début, milieu et fin, j'en suis aujourd'hui, sauf exception, à préférer au roman les essais, biographies ou récits de voyages par exemple, sans savoir si cette évolution est due à mon âge qui avance ou à la médiocrité de ce que nous proposent en général les éditeurs de fiction, particulièrement française.
Un livre pour moi, c'est quelque chose d'indispensable à ma vie, à mon équilibre. J'ai revu assez récemment un film qui, bien qu'il ait lui aussi énormément vieilli, a pour moi toujours une grande résonance: Fahrenheit 451, d'après le roman de science-fiction de Ray Bradbury. Je crois sincèrement que je serais capable, à l'instar de ces hommes qui, à la fin du film, se regroupent en résistance dans les bois, d'apprendre moi aussi par cœur un roman, une pièce de théâtre ou un recueil de poésie. Je sais même l'œuvre que je choisirais: je suis presque sûr que ce serait Phèdre de Jean Racine, ou bien Des Souris et des Hommes de John Steinbeck.
En relisant ce billet, je me rends compte que j'ai constamment employé des mots comme plaisir, caresse, rencontre, passion, sentiments, contact, sensuel, érotique, possession, désir, bonheur, amants. Comme pour les vieux films où l'on lit cette phrase à la fin, je tiens à préciser que toute ressemblance avec ce que j'aime, avec la sensualité qui fait que je suis moi.... n'est pas le fruit du hasard. Pour moi, lire, c'est aimer. Et j'aime aimer.
PS: je précise que, pour ne pas me laisser influencer, je n'ai pas encore lu le billet de Lancelot, ni aucun autre blogueur ayant traité le sujet. On voudra bien m'excuser si je suis hors-sujet.
PS2: je sais que "retrouvailles" et "bribes" s'emploient généralement au pluriel. Mais on ne peut former de pluriel sans être auparavant singulier!
mardi 30 mars 2010
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5 commentaires:
Moi je me félicite que tu aies répondu au tag de Lancelot sans lire les réponses des autres. Et tout (ou presque) est dans la 2ème phrase.
Fahrenheit je l'ai revu il n'y a pas si longtemps, oh oui qu'il a vieilli, et mal ! mais le sujet est toujours terrifiant.
Comment ça, tu n'as pas lu le billet de Lancelot ? Je te taguais juste à la fin. Alors, tu as sauté le début pour filer directement à la conclusion ? Un procédé de lecture curieux, mais qui, après tout, pourrait devenir très tendance : on ne lit d'un livre que son dernier chapitre, pour ne pas être influencé par son contenu... Ah ah ah...
Oui, bon, loin de moi la prétention de comparer une note écrite par moi à un livre... D'ailleurs, je trouve étrange l'idée de se laisser influencer par d'autres dans ce domaine. Notre rapport à la lecture est un sujet profondément, et même viscéralement, intime.
"Je m'en moque, de ce que l'auteur a voulu dire. Je sais ce que moi, j'ai entendu, et tant pis si ce n'est pas tout à fait la même chose." : hummmm j'aiiiiiiime. Et même j'irais plus loin : tant mieux si ce n'est pas du tout la même chose. Une des vocations premières des livres devrait être d'ouvrir des portes dans nos têtes. Déverrouiller, encore et toujours. Ce qu'il y a derrière ne regarde que nous.
Oui, j'aurais pu m'arrêter à cette deuxième phrase. je suis d'accord avec toi, K.
Une pointe de suspicion, Lancelot? C'est pourtant élémentaire: lorsque j'ai commencé à lire ton billet parlant d'un tag, je me doutais bien qu'à la fin de ce même billet, comme on le fait presque automatiquement en ces circonstances, tu prolongerais la chaîne en lançant quelques noms. J'ai supposé présomptueusement que j'en ferai partie et, en me transportant au dernier paragraphe, j'ai effectivement vu mon nom. Voilà le (faux) mystère dévoilé.
Quant à l'influence évoquée, je me suis, c'est vrai, mal exprimé, j'en suis désolé. Je voulais non pas sous-entendre une influence quelconque de qui que ce soit sur mon rapport à la lecture, c'est bien évident. Comment serait-ce possible, cette activité étant comme tu le dis toi-même "viscéralement intime". Mais je ne voulais surtout pas avoir la moindre idée extérieure sur la façon de dérouler le billet, sur le plan de ce que j'allais dire. Je voulais éviter un billet en forme de réponse, ce qui est toujours le piège après lecture des écrits des autres.
"que j'en feraiS"...
Nous sommes très différent dans nos parcours, nos goûts, nos capacités, mais force est de constater qu'il y a chez toi, comme chez les autres qui ont répondu à l'appel de Lancelot, des choses très attachantes voire touchantes.
Pour ce qui est de "l'auteur a voulu dire", je souscris à 100 % sur ce que tu en dis, comme les commentateurs. D'ailleurs, cela vaut pour la peinture. Lors de ma première visite du musée d'art moderne de Saint-Etienne en 1989 me semble-t-il, on nous avait sorti ça, ce qui m'avait hérissé le poil.
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