Il y avait deux hauteurs dans le hameau de mon enfance : l'un, le terril, fabriqué de mains d'hommes, sur lequel il nous était interdit de monter et que nous escaladions pourtant , un peu pour se faire peur, surtout pour braver l'interdiction. L'autre était le Crêt qui séparait mon hameau du village.
La pente en était raide, surtout pour mes jambes de gamin lorsqu'il fallait, le dimanche matin, parcourir à jeun les quatre kilomètres qui nous séparaient de l'église. Ma grand-mère maternelle m'accompagnait ce jour-là mais il fallait, dans la semaine, aller à confesse, et là, j'étais seul. Parfois, Yvon faisait le chemin avec moi et nous en profitions, une fois la pente bordée de champs ou de cultures avalée, pour nous aventurer un peu dans les bois qui occupaient le sommet.
De là-haut, je voyais le hameau, pauvres maisons de mineurs qui sont toujours là aujourd'hui, envahies de constructions nouvelles remplaçant les champs anciens. Je voyais la ferme de ma grand-mère paternelle, où je vécus ensuite, un peu isolée, un peu rude, comme les fermes de cette région, dominée par le cône du terril.
L'été, il y faisait chaud, aucun arbre avant le sommet. L'hiver, on y avait très froid. Ma mère nous glissait de vieux journaux entre le maillot de corps et la chemise, pour couper la bise et il fallait aussi enfiler des gants et un bonnet, ce dont j'ai toujours eu horreur. Parfois, les congères, au bord de la route, étaient plus hautes que nous. Alors le hameau disparaissait et nous ne voyions plus que les murs de neige et, dépassant devant nous, la cime des sapins et des châtaigniers.
Ma mère avant moi avait aussi, enfant, emprunté cette route, deux fois par jour, pour se rendre à l'école libre où l'avait inscrite ma grand-mère et où on l'acceptait, malgré sa pauvreté, contre quelques travaux fatigants. A elle le lessivage des parquets, à genoux sur le sol rugueux, comme dans la toile de Caillebotte. Malgré sa foi profonde, elle m'avait inscrit, moi, à la laïque, qui se trouvait au bout du hameau, à l'opposé de la ferme.
Quand je me rends aujourd'hui sur la tombe familiale, je rentre toujours par cette route, même si elle me détourne un peu. Parfois, j'arrête la voiture sur le crêt et je retrouve ce paysage qui fut devant mes yeux pendant de nombreuses années. La ferme a disparu, les prés de ma grand-mère, en contrebas de la route, comblés et remplacés par un terrain de sports, ceux du haut intacts où se profilent encore les trois poiriers qui en marquent la limite et où nous disputions les fruits aux guêpes. Le terril n'a pas bougé mais il ne me fait plus peur, comme si, en vieillissant, il s'était un peu tassé, il avait pris du ventre.
Je ne reste pas longtemps. Ce paysage ne m'est plus rien, pas plus que celui vu dans mon enfance. Le seul, réel à mes yeux, vivant, plein du bruit des insectes, de la fuite des vipères dans les buissons de mûres, du braiement d'un âne qui a soif, de l'odeur du sureau noir, de la putréfaction des feuilles de peupliers, du crissement de la neige sous nos pas, celui-ci est ici, dans mon souvenir.
mardi 5 avril 2016
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5 commentaires:
J'aime beaucoup comment tu évoques, sans nostalgie. Toujours dans le présent.
D'ailleurs, il me semble que depuis ton départ en retraite, tu évoques peu l'avenir par contre.
Je crois partager quelques-uns des éléments que tu évoques, mais ils s'agencent à mon sens bien différemment.
Je pense que pour ma part, les souvenirs de ce qui se passait de manière quotidienne (et des paysages associés) n'ont plus guère de saveur (voire n'en ont jamais eue). En revanche, ce qui se passait le dimanche, pendant les vacances et ailleurs résonne toujours en moi. Ainsi la ville de RdG ne m'intéresse que bien modestement, mais pour la campagne de mes grands-parents, je me partage entre la curiosité de retrouver des sentiers familiers et la peur d'y retrouver des choses plus banales, plus petites que celles de mes souvenirs ou qui ont carrément disparu, et avec ça, franchement, j'ai du mal. Sinon, il y a la campagne éduenne, mais là c'est autre chose, je suis toujours dedans.
En plus le mot tout bête "le crêt" me plaît énormément car il résonne aussi car ma grand-mère maternelle parlait souvent d'un ou l'autre crêt (car il y en avait plusieurs, chacun avec leur petit nom). Ici, il n'y en a pas beaucoup...
Et puis les congères de neige...
Vraiment ton article est très riche. Merci.
Moi qui suis un incurable nostalgique, je suis très sensible à la façon dont tu décris le paysage qui s'est figé dans tes souvenirs. Ce sont ces émotions, ces ressentis physiques que l'on ne retrouve pas en revenant sur les lieux d'enfance. La cour de jeu qui paraissait si grande pour un petit garçon semble petite, la rue, le champ, deviennent incomparables. Un beau billet, bravo !
Jérôme : tu es bien le premier à me dire que je ne suis pas nostalgique. Si la nostalgie, c'est souhaiter revenir en arrière, je ne suis pas nostalgique. Tu as aussi raison sur l'avenir : j'ai peu à peu appris à vivre dans le présent. Mais ça m'a demandé du temps !
Cornus : oui, et ce crêt avait un nom, que je ne mentionne pas par discrétion. Et je rêve de revoir un jour des congères !
Jean-Pierre : pour moi, ce sont des images bien sûr, mais aussi des bruits, des odeurs, des lumières. J'avais été fâché quand un prof de fac m'avait dit que j'étais impressionniste. Aujourd'hui, je pense qu'il n'avait pas tort.
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