A Lyon, le sixième arrondissement est, avec le deuxième, le quarter le plus chic de la ville. Tout près du parc de la Tête d'Or, le Boulevard des Belges et l'Avenue Foch en sont la quintessence. C'est là, tout près des deux, rue Vendôme, que j'ai habité avant de prendre un appartement avec Pierre. Nous vivions en communauté dans un immense appartement à l'entresol et, bien que la majorité des membres de cette communauté soit, au départ, d'anciens prêtres ou séminaristes, les grands bourgeois, nos voisins, ne voyaient pas d'un très bon œil notre présence dans les lieux. Seule la concierge nous aimait.
Elle était énorme et peu mobile mais, de sa loge minuscule, elle contrôlait tout passage dans la maison. J'ai peu à peu appris des bribes de son passé et le moins que l'on puisse dire, c'est que je suis allé de surprise en surprise. Elle avait, entre autres, été la fleuriste attitrée du président René Coty à l’Élysée et préceptrice des enfants d'un riche famille en Autriche. Et elle vivait maintenant dans une sorte de placard au rez-de-chaussée où elle circulait à peine entre une accumulation de télévisions hors d'usage, de réfrigérateurs défunts, et même de pneus de voiture, elle qui n'avait jamais conduit.
L'été, parce qu'il faisait trop chaud dans son réduit, elle installait un matelas dans la cour, à l'entrée de l'escalier qui descendait aux caves. Encore aujourd'hui, je n'ai pas compris comment elle avait pu faire accepter tout cela aux propriétaires de l'immeuble.
Elle parlait couramment plusieurs langues, dont surtout l'allemand et l'espagnol. Un jour, elle avait interdit l'entrée de l'immeuble à des cousins de locataires parce qu'ils ne parlaient pas le pur Castillan mais plutôt un dialecte d'une autre province. Où cette femme, habillée comme l'as de pique et à qui l'on aurait donné l’aumône dans la rue, avait-elle appris tout cela ? Mais pauvre, elle ne l'était pas : un jour, elle fit appel à moi pour acheter une composition florale destinée à la fille de l'un des propriétaires qui allait se marier. Elle sortit de sous son lit un vieux sac à main en carton pâte et me tendit l'un des nombreux billet de 500 francs qui s'y trouvaient. Je n'en avais jamais vu autant et je ne vous dis pas ma joie, au retour, lorsqu'elle tint absolument à me laisser la monnaie, soit plus de 300 francs, ce qui pour moi, à l'époque, était une somme considérable.
Régulièrement (par quel passe-droit , par quel ami influent ? ), elle recueillait chez elle un débile léger qui passait le reste de son temps à l'hôpital psychiatrique du Vinatier. Son vrai nom, je l'ai oublié : nous l'appelions tous Kiki. Très handicapé de la parole quand il arrivait, il progressait rapidement avec elle : elle réussissait là où les spécialistes échouaient. Sans doute en l'entourant d'un grand amour maternel qui lui manquait. Le Kiki avait un trésor : une vieille guitare sans cordes et sortie on ne sait d'où, sur laquelle il improvisait des chants sans queue ni tête, avec, comme partition, un petit Larousse qu'il tenait à l'envers. Et lorsqu'il était énervé, il nous menaçait tous d'aller se plaindre au "polissariat". Le mot est beau, non ?
Elle fit encore plus : vers la fin de sa vie, parce qu'elle ne pouvait assurer le nettoyage de l'escalier, elle hébergea une femme presque aussi vieille qu'elle mais beaucoup plus maigre, qu'elle était allée chercher dans un des foyers de l'Armée du Salut : une sorte d'épouvantail qui n'avait que la peau sur les os. Ainsi, la concierge, Kiki et Zèzette (nous l'avions surnommée ainsi) dormaient-ils tous les trois dans la cour l'été. L'hiver, je ne comprends pas comment ils pouvaient tous entrer dans la loge.
Un soir, entendant un bruit régulier d'eau sous la fenêtre de ma chambre, je me mis à la fenêtre et assistai à un spectacle inoubliable : royale, la concierge était assise dans un fauteuil à moitié effondré. A ses pieds, une grande bassine d'eau et Zèzette, à genoux, qui y puisait des louches qu'elle versait sur les jambes dénudées de sa "maîtresse".
Mais mon plus grand souvenir, c'est sans doute le jour où je les vis toutes deux dans l'entrée, la concierge devant la porte de sa loge, Zèzette sur les premières marches de l'escalier qu'elle était en train de balayer.
- La concierge : Madame !
- Zèzette : Plaît-il ?
- La concierge : Cet escalier n'est pas propre. Appliquez-vous, nous sommes dans un immeuble de condition !
- Zèzette : Oui, Madame. Bien, Madame.
On trouverait ce dialogue dans un ouvrage de fiction, on aurait du mal à y croire.
Lorsqu'elle fut gravement malade, elle confia à l'un de nous les clefs d'un appartement du quartier dont elle était propriétaire pour que nous y prenions tout ce qui nous plaisait. Alors que sa loge était encombrée de choses sans aucune valeur, l'appartement regorgeait de meubles de valeurs, de belle vaisselle et d'une ménagère en or dont j'ai héritée et que j'utilise encore aujourd'hui dans les grandes occasions.
Existe-t-il de nos jours des personnages aussi haut en couleurs que cette femme (ou que la cousine de Jeanne d'Arc dont j'ai déjà parlé) ? Je nous le souhaite ! Un dernier mot, en forme de regret : je n'ai jamais su ce que sont devenus le Kiki et la Zèzette.
mercredi 27 avril 2016
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8 commentaires:
Mais qu'est-ce que tu attends pour nous écrire un livre ! Ces histoires sont incroyables et géniales !
Mais oui, j'adore vraiment beaucoup. Je connais une personne encore du monde, multimillionnaire qui vit dans une baraque pourrie, sale... Il faudra que je raconte, même si je suis loin de connaître tous les détails.
Quelle galerie de portraits en ce moment, dis donc....
C'est franchement fascinant ! Quelle personnage.
Une question à l'amateur de romans policiers: préfères-tu connaître les détails de sa vie ou laisser une (grande) part du mystère?
Plume : trop fainéant pour ça !
Cornus : peut-être par simple radinisme ?
Karagar : oui, je ne comprends pas pourquoi je pense à tout ça en ce moment.
Jérôme : le mystère, bien sûr, parce que je peux l'habiter.
Non, pas "simple radinisme", c'est à la fois bien plus grave que ça et aussi un héritage traumatique des parents.
Quel portrait et quelle personnalité.. Tu as des vraies qualités de "portraitiste" avec des personnages surannés, issues d'une époque révolue mais attachants. Merci pour la référence à Romain Gary avec cette madame Rosa qui m'avait enchanté dans la Vie devant soi.
Cornus : j'espère que tu vas nous faire un billet.
Jean-Pierre : l'une comme l'autre avaient le cœur immense.
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