Elle s'appelait Laurence. Elle était vieille et petite. Petite même pour moi qui n'était qu'un enfant. Vieille pour la même raison. Elle s'habillait toujours de noir et seul son grand chapeau de paille dépassait du chemin creux qui reliait nos deux fermes. Parfois même, elle disparaissait totalement dans les terres.
Elle vivait avec son paysan de mari, un homme sec comme un cep de vigne et à moitié borgne, ce qui lui valait dans le village le surnom de Coco Bel-œil. A moi, il faisait peur car il ne parlait qu'à peine, émettant plutôt des grognements que je ne pouvais traduire tant sa voix était embarrassée par le tabac à chiquer qu'il mâchait constamment et dont, un jour, il m'envoya le jus sur la main alors que, monté sur un cerisier, il jetait d'en haut les cerises dans un panier que je tenais.
Il n'était jamais allé à la ville et n'avait jamais non plus voyagé dans une automobile. Vers la fin de sa vie, il dut consulter un médecin et mon père se chargea du transport. Le vieil homme, terrorisé par la "vitesse" de la voiture, se coucha à l'arrière, sous les sièges, refusant de voir le paysage défiler aussi vite. Quand il mourut, une nuit, sa femme resta allongée près de lui jusqu'au matin, où elle vint nous prévenir.
La Laurence, comme nous disions, avait trois passions : l'une pour Jeanne d'Arc, qu'elle prétendait sa cousine et qu'elle entendait parfois lui murmurer à l'oreille des choses que nous ne connûmes jamais. Une autre, infinie, pour ses bêtes, chiens, chats, poules, qui vivaient avec elle dans la salle commune, pigeons, chèvres et vaches dont elle ne tua et mangea aucun, les laissant mourir de vieillesse ou dévorés par les rats pour les premiers. De toute sa vie, elle ne goûta jamais à la viande, ne consentant à se rendre au village, chez le boucher, que pour nourrir ses chiens et ses chats.
Sa dernière passion fut à l'origine de la mienne : l'amour de la lecture. Régulièrement, elle allait au bourg, dans le petit bazar qui vendait un peu de tout et qui n'a disparu qu'il y a à peine une dizaine d'années. Elle y achetait des livres de la bibliothèque rose ou verte, uniquement consacrés aux animaux et me les donnait une fois qu'elle les avait lus. Un titre m'en est resté jusqu'à aujourd'hui : Le Chat du capitaine, disparu dans les nombreux déménagements de mes parents. Lorsqu'à son tour, elle mourut, je pris l'habitude d'économiser centime par centime, la plupart trouvés dans la rue et que je cachais dans une vieille boîte de dragées rose jusqu'à ce que j'aie suffisamment pour prendre moi aussi le chemin du bourg.
Ainsi est-ce à elle que je dois ma passion de la lecture : une vieille femme inculte et un peu folle qui entendait des voix mais avait un cœur immense. Mais peut-être l'ai-je déjà dit....
vendredi 22 avril 2016
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4 commentaires:
Elle est magnifique cette histoire !
Ah j'aime ça. Cela me fait me rappeler certaines figures dans la campagne chez mes grands-parents maternels.
Comme Plume.
Plume : magnifique, je ne sais pas, mais vraie d'un bout à l'autre.
Cornus : et que l'on ne rencontre plus guère aujourd'hui.
Karagar : comme Plume.
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