lundi 7 décembre 2009

Portées de lumière

Avez-vous jamais eu l'impression d'entrer dans la sérénité, comme on pénètre dans une pièce ou comme on plonge en religion? C'est ce que j'ai ressenti ce soir en poussant la porte du Musée des Moulages. Je pensais trouver derrière les murs de cette ancienne usine quelques petits amusements de quartier pour marquer l'événement, pour dire que, même de l'autre côté du Rhône, on avait essayé de se mettre au diapason de la fête. Et c'est bien plus que ça que j'ai trouvé.

Ça s'appelle Portées de lumière, installation de Denys Vinzant. Le jeu se joue entre les vieilles statues de plâtre, qui ornaient autrefois les combles de l'Université où je suivais en archéologie quelques cours en commun avec les étudiants en histoire de l'art, et des partitions en miroirs, mises en lumière et mises en espace sonore dans la "nef" centrale (D'Ore et d'Espace), dans les "travées" adjacentes (Le Livre de verre et Partitions Cristal) ou dans la salle inférieure (Sources, installation à l'origine de toutes les autres).

Mais trêve de mots savants. Ce qui importe, c'est ce que l'on perçoit en entrant: la beauté des formes et de la lumière, changeante au gré des balancements, des oscillations des plaques de verre suspendues, la beauté des sons comme ceux d'un rêve ou plutôt d'une méditation intérieure qui fait que l'on a du mal à quitter cet espace, à franchir à nouveau la porte donnant sur une arrière-cour. C'est peu dire que j'ai été subjugué. J'avais déjà vu tout récemment au même endroit l'exposition des estampes de Milshtein qui m'avait beaucoup accroché d'un point de vue intellectuel. Mais ce soir c'est plus mon corps qui a réagi, qui a aimé se trouver dans cette paix, cette cathédrale de verre aux résonances de transcendance.

En conclusion de la plaquette de présentation, Patrice Charavel écrit ces quelques mots dont, ce soir, de retour chez moi, je partage entièrement le message:
" Ses créations sont à proprement parler une mise en vibration des espaces dans lesquelles elles sont présentées. Elles incitent tout à la fois à l'écoute sensible du lieu et à l'observation méditative des effets rayonnants et vibrants de la lumière."




Portées de lumière

Musée des Moulages, 3 rue Rachais 69003 Lyon
du 5 au 8 décembre de 17 à 23 h
du 9 au 11 décembre de 17 à 21 h
Entrée libre

Gastronomie et marche à pied

Bon, me revoilà, après une petite absence d'une soirée occupée à arpenter la ville, comme prévu chaque année en cette période. A quoi ai-je passé cette fin de semaine? En simplifiant: à engranger dans ma panse rebondie des quantités de boissons et de nourriture dans un premier temps puis à parcourir des kilomètres à pied pour tenter ensuite d'éliminer les calories superflues.

Pour la partie nutrition, il faut parler de haute gastronomie lorsqu'on a la chance, comme moi, d'être invité à la table d'Apartés uchroniques. Le monsieur est un fin maître queux et j'ai eu l'occasion de le vérifier hier en compagnie d'un autre blogueur, son ami d'enfance, Le Coq du Causse. Au menu, noix de Saint-Jacques sur un lit d'endives et de fenouil au balsamique, volaille de Bresse à la crème et aux morilles, plateau de fromages de la Mère Richard et tarte Tatin. Le tout, après apéritif au champagne, arrosé de ce qui se fait de mieux en blanc de Loire ou du Jura. Je faisais en parallèle la connaissance du Coq du Cause dont le plumage et le ramage me parurent fort sympathiques et conformes à l'image que je m'en étais formé.

A quatre heures de l'après-midi, nous avons quitté la table, un peu ensommeillés mais décidés (au moins deux sur les trois) à faire jouer d'autres muscles que ceux de nos mâchoires. Passage rapide à Ainay puis marché de Noël, place Carnot. Foule dense mais pénétrable. Mais même déception que la veille, à Villeurbanne: les chalets de bois n'abritent bien souvent que churos et merguez, beaucoup de vendeurs de vin chaud également, mais peu d'objets en rapport avec la fête de Nöel. Tout au plus deux étals de santons, prêts à l'emploi ou à peindre, dont les prix m'ont semblé bien élevés.

La marche à pied occupa la deuxième partie de la journée. Départ de Bellecour pour la Croix-Rousse pour y retrouver J. et sa famille avec qui nous avions projeté d'assister au feu d'artifice initialement prévu pour le 14 juillet et reporté en décembre pour cause de pluie. Il s'en est fallu sans doute de peu que les mêmes raisons produisent les mêmes effets hier soir car les trottoirs de la ville étaient bien humides. Magnifique spectacle que ce feu tiré depuis Fourvière et contemplé des pentes de la Croix-Rousse.
Ensuite redescente en ville jusqu'à Saint-Jean dont nous avons pu nous approcher en nous faufilant à travers une assistance nombreuse. L'effort en valait la peine car la mise en lumières de la cathédrale était tout aussi réussie que l'an dernier et portait cette année sur les bâtisseurs de cathédrales. Derrière nous, un "fil" de lumière reliait les deux monuments religieux de la cathédrale Saint-Jean Baptiste et de la basilique Notre-Dame de Fourvière.



A Bellecour, j'ai quitté, à regret, mes compagnons de virée pour poursuivre seul mes pérégrinations: un instant devant la grande roue dont le centre, tendu d'un écran géant, permettait d'admirer quelques-uns des chef-d'œuvre de la peinture exposés au musée des Beaux-Arts (Saint-Pierre) puis passage rapide aux Jacobins (sans intérêt) et aux Cordeliers (intérêt limité, malgré le thème du cinéma italien). Vaine tentative pour accéder à la cour de l'Hôtel-Dieu: la file d'attente était trop longue.



Alors remontée vers les Terreaux qui proposaient une illumination des façades de l'Hôtel de Ville et du Musée sur le thème de la fuite du temps: bien! Au passage, un beau visage de CRS, au corps d'athlète et au visage encore pas tout à fait sorti des rêves de l'enfance.





Traversée de l'atrium de l'Hôtel de Ville et errance sur la place de la Comédie où, pour la deuxième fois en quelques années, avaient poussé de drôles de végétaux lumineux aux couleurs étonnantes. J'ai été heureux de les retrouver là car ils m'avaient déjà bien attiré l'œil à leur première exposition.



L'autre côté du Rhône ne fut pour moi que le prétexte à mettre mon derrière endolori sur un vélov qui me ramena tranquillement jusque chez moi. En effet, la veille au soir, j'avais déjà parcouru, cette fois-ci avec Frédéric (et déjà après un repas bien copieux et bien arrosé chez Jean-Claude), les berges du Rhône depuis la place Liautey jusqu'au parc de la Tête d'or. J'avoue ne guère avoir apprécié l'ambiance de boîte de nuit qui y régnait de part les lumières au laser et la musique techno omniprésente, non que je sois sectaire mais simplement parce que ce programme faisait vraiment figure de parent pauvre par rapport à tout le reste que j'ai vu. Les abords du lac, au parc, nous plongeaient, eux, dans les débuts de l'humanité, à l'époque où les ours des cavernes et les loups gigantesques terrorisaient ces pauvres créatures qui nous ont cependant tenu lieu d'ancêtres.

De retour à la maison, ce fut grignotage d'une pomme, rapide crochet par ici et dodo.
Je vais peut-être ce soir compléter un peu ma vision d'ensemble en m'intéressant à mon quartier: il y a quelque chose au Musée des Moulages et le nouveau quartier de la Buire propose un cheminement lumineux à travers le jardin récemment crée. Pourquoi pas? Je ne m'engage pas beaucoup: l'un et l'autre sont à une beurlée d'âne (comme disait mon père) de chez moi.

(Pour ceux qui voudraient voir davantage de photos de ces soirées d'illuminations, elles seront chez moi sur Flickr dans un jour ou deux, le temps de faire, quoi!)

samedi 5 décembre 2009

Fête des Lumières

Ce soir à Lyon commence la grande fête, ou le grand bazar comme on veut. Elle (il) va durer jusqu'à mardi soir, le 8 décembre, date effective de l'événement. Peu de gens maintenant connaissent l'origine de cette tradition à la fois religieuse et populaire. Le jeune Romain, rencontré le 1er sur la place des Terreaux, savait que la ville s'illuminait à cette époque mais ignorait totalement la signification de cette manifestation.

D'ailleurs y a-t-il encore réellement une signification à tout cela? Au fil des ans, on voit la ville se parer d'atours de plus en plus brillants et réellement de toute beauté, on voit les rues, les hôtels, les restaurants se remplir de touristes français ou étrangers de plus en plus nombreux. A titre d'exemple, la place des Terreaux justement, l'an dernier, a reçu pour sa mise en lumière plus d'un million de visiteurs, cela en trois ou quatre jours.

J'habite à un peu plus d'un quart d'heure à pied, en marchant d'un bon pas, de la place Bellecour. Pas à la périphérie donc mais pas non plus en plein centre. Eh bien, ce soir, je ne toucherai pas à ma voiture car le surplus de véhicules à stationner pendant ces soirées de fin de semaine remonte jusque sous mes fenêtres. J'ai fait l'expérience il y a trois ou quatre ans, je sais de quoi je parle. Impossible d'espérer se garer à partir de la fin d'après-midi.

Grand succès donc que cette fête des lumières, et tant mieux pour la ville qui doit ainsi récolter quelque argent dans ses coffres. Mais je constate aussi d'année en année la disparition, la raréfaction, sur le bord des fenêtres, des lumignons que traditionnellement les lyonnais autrefois allumaient dès la tombée de la nuit en hommage à la Vierge. La ville alors n'avait d'illuminations que ces petites bougies blanches ou colorées qui s'alignaient sagement le long des façades et frissonnaient au vent, fragiles signes de joie dans ce temps souvent bien triste de novembre.

Mardi soir, je mettrai mes lumignons sur toutes mes fenêtres, comme chaque année depuis bien longtemps, et je sortirai sans doute pour descendre Gambetta jusqu'au Rhône et voir si la tradition se perpétue encore ou si, décidément, c'est la fête commerciale( au demeurant magnifique, je le répète) qui l'emporte. J'aime ce rite annuel de l'allumage des lumignons. On se brûle toujours un peu les doigts, on sait que le lendemain, il faudra gratter les fonds remplis de cire fondue qu'il est parfois difficile de décoller même en ayant pris la veille la précaution de mettre un peu d'eau au fond du verre.

On transporte le plateau chargé de cinq ou six lumières devant chaque fenêtre, en le tenant presque aussi gravement que si l'on tenait un ostensoir, on les place sur le rebord, à intervalles réguliers, pas trop près du bord pour éviter qu'ils ne tombent ou que le vent les éteigne trop vite, pas trop loin non plus car, trop en retrait, on ne les voit plus de la rue. J'en mettrai aussi sur la cour, juste pour moi, pour les voisins, pour ceux qui vivent là et auront plaisir à les voir même s'ils ne prennent pas la peine d'en installer eux-mêmes.

Et, comme chaque année, une fois la fenêtre refermée, je resterai un instant derrière la vitre à observer ces fragiles lueurs, à les regarder illuminer le rebord de pierre et en faire ressortir les irrégularités, comme celles du bois des montants et de la croisée. Je m'absorberai quelques secondes dans la contemplation des petites flammes vacillantes, avec un peu les yeux d'un enfant devant le sapin de Noël, je regarderai, dans l'immeuble d'en face, tel ou tel locataire installer les siennes en se penchant un peu pour apercevoir les façades de la rue en enfilade. Et puis, bien vite, j'enfilerai ma veste de velours, je passerai une écharpe de laine autour de mon cou et je sortirai dans les rues pour un moment, pour une soirée. Je sais d'avance la moisson de photos que j'en rapporterai.

vendredi 4 décembre 2009

Racines

Hier soir, à vingt heures, Kathleen Evin avait pour invité Didier Eribon. Retour à Reims, le dernier livre de cet auteur, constituait le point de départ de l'échange dans l'émission de France Inter L'Humeur vagabonde.

De Eribon, je n'avais jamais lu que ses Entretiens avec Georges Dumézil, parus en 1989 chez Gallimard. Bien sûr, à l'époque celui des deux qui m'intéressait, c'était Dumézil, pas Eribon, dont j'ignorais jusqu'à hier qu'il était homosexuel d'une part, et issu d'une famille ouvrière d'autre part. D'ailleurs, ce qui m'a retenu un peu plus longtemps que la fin de mon repas devant la radio, ce fut davantage les voix de Annie Ernaux et de Pierre Bourdieu que le nom de l'invité principal. Et pourtant, ce que j'ai entendu m'a beaucoup intéressé et fait réfléchir.

Tous trois, en effet, évoquaient leurs humbles racines, les efforts de leurs parents pour que eux se hissent un peu plus haut dans l'échelle sociale et surtout la honte que chacun d'eux éprouva de ces origines modestes face aux milieux intellectuels qu'ils eurent à fréquenter ensuite au cours de leurs études. Didier Eribon en a fait le sujet de son livre pré-cité: il parla de cette honte des origines, et de la honte d'avoir eu honte, comme si changer de milieu, ou de registre de pensée, engluait définitivement dans une toile d'araignée de mauvaise conscience.

Ai-je, moi aussi, connu cette gêne viscérale vis-à-vis de mes parents? En a-t-il été comme pour Eribon qui pensait avoir été plus difficile l'aveu aux autres de ses origines que celui de son identité sexuelle? Eh bien, je ne crois pas. Aussi loin que je me souvienne, et si le sentiment de culpabilité dont parle Eribon n'a pas altéré ma mémoire en en effaçant volontairement tout souvenir pénible quant à mon attitude, je n'ai jamais totalement renié mes parents et mes racines. Ce ne fut pas preuve de grande vertu de ma part mais marque de mon caractère rebelle dès l'enfance.

Lorsque je suis entré au lycée, à Saint-Étienne, il s'agissait du plus titré des établissements de cette ville. Comment y suis-je entré, je n'en sais rien, mais pour y rester, il fallait travailler dur et obtenir des résultats satisfaisants aux yeux des vieux sages que nous avions comme professeurs et dont je révérai le savoir qu'ils me distillaient. Je le fis, et ce que je sais, je le leur dois, y compris la passion pour mon métier. Je côtoyais alors, par nécessité, des fils de bonnes familles bourgeoises stéphanoises, qui partaient l'hiver au ski et l'été approfondir dans la perfide Albion leurs connaissances de la langue anglaise. Est-ce là l'origine de mon aversion profonde pour l'un et l'autre de ces domaines, ski comme anglais? Sans doute. Je compris rapidement qu'il me fallait travailler encore plus qu'eux pour rester là où je me trouvais, pour montrer que je méritais ma place et que je pouvais réussir là où ils réussissaient, mieux même souvent qu'eux.

Dans ce moment important de construction de ma personnalité, je n'eus pas à avoir honte de mes parents, peut-être simplement par le fait que jamais, à l'exception d'une réunion en début de sixième, ils ne mirent les pieds dans l'enceinte du lycée. S'ils y étaient parus, quelle aurait été ma réaction? Là encore, je n'en sais rien: terrible honte ou attitude de défi, je ne sais laquelle des deux attitudes l'aurait emporter. En fait, j'étais heureux de faire des études, ce à quoi normalement ne me destinait pas l'histoire familiale, et plutôt reconnaissant à mes parents d'avoir accepté, sur proposition de l'instituteur, que je les suive.

La honte vint plutôt au moment de l'adolescence et exclusivement par rapport à mon père. Je considérais ma mère comme une intellectuelle qui s'ignorait, mais lui, à cette période de ma vie, me parut lourd et grossier. Était-ce lié à ma déviance sexuelle, au fait que cet homme représentait pour moi le mâle dominant dans toute sa splendeur et toutes les valeurs que je savais alors devoir fuir toute ma vie? Pourtant c'est lui qui insista pour que je n'arrête pas mon cursus au bac, comme le voulait ma mère en considérant les trois autres enfants qui suivaient et qu'il fallait aussi élever avec les maigres ressources de la famille. Lui qui me fit entrer en fac à un moment où je ne supportais même plus sa présence auprès de moi. Il ne l'a pas fait pour m'éloigner mais pour me permettre de me réaliser, aussi bien intellectuellement que psychologiquement. C'est ce que je pense aujourd'hui.

Je vivais alors mon homosexualité d'une façon totalement débridée, pas heureuse mais gaie, sans suite et sans profondeur. Contrairement à Eribon, pourtant, l'avouer, la dire me fut difficile. Si, à certains moments et dans certains cercles d'amis, je la brandissais comme une bannière (et n'est-ce pas la preuve que je n'étais pas si à l'aise avec?), au contraire ailleurs, dans mon travail, par exemple, je la cachais soigneusement, croyant que nul ne la devinerait, ce qui, bien sûr, n'est jamais le cas. Avant de tenter d'assumer ma différence, je connus la honte de mon particularisme, par rapport à ma famille et surtout par rapport à la conception de la religion et de la foi qui était la mienne à ce moment-là. Si honte il y eut, elle fut là, de moi à moi, et non vis à vis de ma famille.

La rencontre avec Pierre fut bien sûr capitale pour mon équilibre, même si, en ce qui concerne l'homosexualité, j'étais plus avancé que lui dans l'acceptation. J'acquis avec lui de la profondeur dans la relation et il parvint même à me réconcilier avec mon père à qui, entre temps, j'avais décidé de ne plus adresser la parole. Je connus grâce à lui les mouvements sociaux utopiques des siècles précédents et il s'en fallut de peu que je ne fasse de mes origines prolétaires un prétexte à gloire stupide plutôt qu'à honte absurde, comme certains font encore aujourd'hui de leur homosexualité un sujet de fierté mal placé.

Dans mon travail, je fréquentais exclusivement des familles bourgeoises de la bonne société lyonnaise, encore un peu plus ancrées dans leurs certitudes et leurs valeurs de classe même si elles maniaient mieux l'art de le masquer. Je me fis d'abord accepter dans ce milieu fermé puis respecter en tant qu'enseignant. J'avais dès lors gagné ce combat entamé le jour de mon entrée en sixième: je m'étais installé dans leur monde et j'en possédais toutes les clés et tous les savoirs. Mais ce à quoi je tiens encore le plus aujourd'hui, c'est à mon attachement à mon milieu d'origine, ma fidélité à mes racines. Je sais que je ne vivrai jamais comme eux, que j'ai d'autres centres d'intérêt, d'autres loisirs, d'autres préoccupations, mais je sais aussi que ce que je suis devenu, la matière dont je suis fait, c'est dans ce terreau que cela a poussé. Aucune honte donc, aucune toile d'araignée de culpabilité. Une grande sérénité face à tout ça, au contraire.

jeudi 3 décembre 2009

Vacances

Peut-on abandonner quelque chose à quoi l'on tient au moment le plus beau, un objet, un être, un roman, une musique? Comme si l'on ne voulait pas, après le sommet, voir la pente descendante, comme si le plus n'apporterait pas le mieux, comme si l'on quittait la table avant la fin du repas pour ne pas être repu.

Cet arrêt avant la fin, je l'ai commis une fois, pour un roman, une lecture qui m'avait totalement séduit: Le Quatuor d'Alexandrie, de Lawrence Durrell. Je n'ai jamais lu les cinquante dernières pages, laissant en suspens la ville au bord de sa lagune et les personnages à jamais figés dans une fresque digne du Satiricon de Fellini. J'ai laissé vagabonder mon imagination avant d'oublier peu à peu et de ne retenir qu'une sensation furtive, de celles que l'on ressent le matin au réveil après un rêve qui s'est déjà estompé.

Peut-être est-ce pour cela que les rêves nous marquent tant: parce que nous n'avons souvent pas la fin, parce que le corps, l'essentiel du mouvement (au sens musical du mot) est perdu et qu'il ne nous en reste que l'instant de silence qui suit la dernière note, avant l'éruption des applaudissements, un silence plein d'un éblouissement de l'ouïe, comme il existe celui de la vue. La trace est plus importante que ce qui l'a tracée.

Pour les êtres, je n'ai jamais pu: je n'ai jamais quitté personne de mon fait. Une sorte de respect dû à l'autre, une politesse offerte de se laisser abandonner. Une seule fois, le concert s'est arrêté avant la partition terminée mais c'était la vie, ou plutôt la mort, qui en avait décidé ainsi.

Ce soir, j'ai quitté L'Humeur vagabonde de cette manière. Kathleen Evin recevait Didier Eribon pour son livre Retour à Reims. J'ai éteint la radio alors que ce qui se disait dans l'émission, que ce soit par Eribon lui-même, Annie Ernaux ou Pierre Bourdieu, me captivait, au sens premier, c'est-à-dire me rendait captif de mes propres souvenirs. Je raconterai sans doute pourquoi.

Ainsi, lorsque j'ai terminé mon repas du soir, souvent fort simple maintenant, que j'allume la lampe de mon bureau et que je m'assois face à l'écran, je me mets en vacances, là aussi au sens propre: je vaque, je laisse mes pensées, contraintes toute la journée par le travail ou les obligations successives, se promener à leur guise, se poser sur un sujet, l'effleurer ou me retenir plus longtemps, passer de la frivolité à des perspectives plus sombres ou plus intellectuelles. Et je suis bien.

Je ne savais pas faire cela autrefois. Jamais mon esprit ne lâchait prise. Aujourd'hui, il y a un moment pour cela: juste après le repas du soir. J'oublie tout, y compris parfois l'heure et le travail du lendemain. Il m'arrive d'en être privé, mais jamais trop longtemps. Je suis avec moi et moi seul à ce moment-là et j'aime le plaisir que je me fais. Il ne reste que l'écriture, la mienne et celle des autres, cette sorte de manteau soyeux et chaud dont je m'enveloppe comme dans un plaid pour avancer la soirée.

Ce moment de solitude partagée à mon choix est sûrement un des piliers de mon équilibre actuel.

mercredi 2 décembre 2009

Lendemain

J'ai dit hier que je reparlerai des deux rencontres faites lors de la soirée anti sida. La première, bien que très agréable, n'est pourtant pas la plus importante.

Alors que J. et moi nous mettions en place, nos lumignons allumés à la main (le mien n'a jamais voulu rester éclairé), pour former sur la place des Terreaux le dessin du traditionnel ruban rouge, un tout jeune homme s'est mis à ma gauche et m'a aimablement dit bonsoir. Son grand sourire indiquait clairement qu'il avait envie d'engager la conversation. Ce qui fut fait avec plaisir visiblement de part et d'autre. Romain est étudiant en premier année aux Beaux-Arts. Arrivé cette année de Grenoble, il découvre Lyon avec des yeux qui, à certains moments, rappellent ceux de Bambi dans le dessin animé de Walt Disney (est-ce vraiment un entier compliment sous ma plume?). Nous avons parlé longuement de cette auguste institution puis de photos, beaucoup. C'est un peu à regret, c'est vrai, qu'il a fallu écourter la conversation mais le concert d'AVAV n'attendait pas et nous avions encore toute la colline à grimper.


Bien agréable début de soirée donc mais qui avait été précédé par une autre rencontre un peu plus tôt, des retrouvailles pour être plus précis. Alors que nous venions d'arriver, j'ai aperçu tout près une très ancienne connaissance lyonnaise: Maurice. Je connais ce garçon depuis les tous premiers mois de mon installation à Lyon. Il a aujourd'hui 68 ans et présente encore assez bien, malgré un embonpoint certain. A l'époque, il vivait avec un ami, Robert, un garçon aussi calme et réfléchi que lui pouvait être exubérant et parfois provocateur. Tous les deux avaient adopté une forme de relation assez libre quant aux relations sexuelles et j'eus maintes fois l'occasion de pratiquer ces messieurs soit ensemble, soit séparément. Et puis je les perdis de vue, pour quelque temps, pour les retrouver un peu plus tard, toujours aussi libres, toujours aussi unis. Leur couple a duré plus de quarante ans. Quand j'ai aperçu Maurice seul, sans Robert, sur la place, j'ai eu un instant de doute. Ma supposition me fut confirmée par Maurice: Robert est mort en 2006, un an après Pierre (dont j'appris également la mort à Maurice), d'une maladie pulmonaire (qui n'est ni un cancer ni due au sida).

Maurice me parla des derniers jours, de sa solitude, de la nouvelle vie à gérer. Je n'avais aucun mal à le comprendre. Lui qui était si vivant et dynamique autrefois me parut un peu sombre, comme ralenti. Pour faire diversion, j'ai appelé J., qui jusque là s'était par délicatesse tenu un peu plus loin et je les ai présentés. Puis j'ai voulu rendre un peu d'espoir à Maurice et c'est tout naturellement que je lui ai parlé de moi, de mes réactions, de mes ruses pour m'en sortir, de mon abattement aussi, bien sûr, certains soirs. Et en parlant, j'ai découvert que ce que je disais était vrai.

Ce que je viens d'écrire pour surprendre mais c'est pourtant exactement ce que j'ai ressenti à ce moment-là. Ce que je veux dire, c'est que longtemps j'ai eu ce discours optimiste, volontaire, presque joyeux de celui qui remonte la pente et voit déjà le bout du tunnel. Mais longtemps ce ne fut bien souvent qu'un discours vide de réel contenu, une sorte de collier de mots destiné à me rassurer moi-même, à rassurer les autres aussi, qu'une application à trouver le plaisir, la joie, l'étonnement, tout ce qui pouvait m'aider, c'est sûr, mais que je n'étais pas encore apte à goûter pleinement.

Hier, ces mots étaient vrais. J'ai un instant regardé J. Il semblait ne pas écouter mais je suis sûr qu'il a entendu. Lorsque j'ai dit que j'étais à nouveau monté sur le cheval (de la vie), c'est aussi à lui que je parlais, pour le remercier d'avoir tant de fois contribué à me remettre le pied à l'étrier. Ma vie n'est certes pas un long fleuve tranquille, mais qui peut se vanter d'en avoir une telle? Ce dont je suis sûr maintenant, c'est que, lorsque je dis que je suis bien, je le suis réellement. Et j'ose le dire à ceux à qui j'ai envie de le dire parce que je suis bien avec eux. C'est aussi simple que ça.

mardi 1 décembre 2009

1er décembre

La foule était bien maigre sur la place des Terreaux tout à l'heure pour le traditionnel rassemblement du 1er décembre contre le sida. Comme l'an dernier, les rangs étaient trop clairsemés à mon goût pour une cause aussi importante. C'est la troisième fois que j'y participe avec J. Deux rencontres intéressantes, que je raconterai plus tard.

Orchestre (j'ai oublié son nom) encore hésitant pour son premier concert ce soir à la toute nouvelle Maison des Associations de la Croix-Rousse: quelques morceaux joués faux, d'autres plus réussis mais un manque de liant et de phrasé. La chorale A Voix et à Vapeur a donné la fameuse Musique pour les Funérailles de la Reine Mary, de Purcell. Bien! Un extrait de leur prochain concert au Grand Temple de Lyon cette semaine. Extrait trop court car le choeur a l'air de grande qualité.

Descente des pentes de la colline à vélov, sur les pavés de la montée Saint-Sébastien. Avec un vélo qui grinçait, qui couinait, qui se plaignait à chaque tour de roue. Une expérience nouvelle. Essayez, vous m'en direz des nouvelles!

Marie a déjà une nouvelle écharpe, une blanche, exactement la même. La vie va trop vite pour moi!

Ce soir, ma chambre est chaude. Grosse envie de dormir, à peine de lire. C'est dire!