Un petit livre d'Andreï Makine, vite lu, sans doute vite oublié parce que, au final, assez insignifiant. Petit essai d'un Français d'adoption sur ce pays qu'il aime tant. Mais, comme on le sait par le proverbe, "qui aime bien châtie bien", à la fois hymne d'amour et pamphlet indigné. Je ne partage pas tous les points de vue de ce monsieur dont je n'avais, jusqu'ici, lu que son ouvrage qui lui valut le prix Goncourt en 1995: Le Testament français.
Une page pourtant qui m'a beaucoup amusé:
Plus tard, j'ai eu l'occasion d'explorer quelques autres attitudes, plus sérieuses, de la mentalité hexagonale(...). La posture d'intellectuel français, par exemple, une vrais spécialité du terroir. Introuvable chez les Anglo-Saxons, très différente de ce que nous connaissions dans les pays de l'Est. Quelques tics comportementaux qui surprennent tous les étrangers: être (ou se dire) de gauche, l'"intellectuel de droite" étant, en France, une abjecte contradiction dans les termes; avoir tort avec Sartre plutôt qu'avoir raison avec Aron; à l'âge de vingt ans se réclamer de Mao, à trente de Marx, à quarante se gausser des deux; désigner, pour chaque décennie, une nouvelle victime de l'ordre social (les prolétaires, puis la jeunesse étudiante, enfin, les immigrés); persifler l'Académie avant de la rejoindre (la meilleur pique contre la vénérable institution reste, à mon avis, ce mot de Fabre-Luce: " L'immortel garde, en quelque sorte, son prestige sexuel"); au moment d'un conflit armé, distribuer entre ses pairs les pays à défendre, à l'un la Croatie, à l'autre la Bosnie; exalter la tolérance avec l'intonation intolérante d'un commissaire politique. Mais surtout, et ce trait résume le reste, avoir une opinion définitive et indiscutable sur n'importe quel sujet, être expert de l'univers entier. Lourd cahier des charges... (A. Makine, Cette France qu'on oublie d'aimer, Flammarion)
A-t-il totalement tort?
mercredi 31 mars 2010
Momentini
Un barbu en burka, est-ce possible? C'est en tout cas ce que j'ai vu tout à l'heure sur Gambetta: de loin, une silhouette de dos, enveloppée, tête comprise, d'une longue robe marron descendant quasi jusqu'aux pieds. Lorsque la silhouette s'est retournée, j'ai découvert un visage couvert de poils, une barbe fournie. La surprise a failli me faire pouffer. Même les hommes, alors, maintenant?
" Le niveau intellectuel visé dans ce collège et dans cette classe est élevé, particulièrement en français!" a dit la maman déléguée, hier soir au conseil de mes sixièmes, en m'adressant un charmant sourire. Même si l'on ne sait pas exactement à quelle aune tout cela est mesuré, compliments autant que critiques, c'est toujours bon à prendre, et rare à entendre. Moi, ça m'a fait plaisir.
Un bon cours d'une heure trente ce matin avec ma collègue d'anglais. Le thème: les fables en tant qu'éléments du patrimoine culturel européen présent et passé. A la sortie, elle m'a dit être très contente de ce que nous avions fait. C'était également mon sentiment. En questionnant les élèves un peu plus tard, j'ai eu la confirmation que, pour eux aussi, cette approche et cette façon de faire avait été intéressante. Il y a des jours où tout est en harmonie. Fin des couplets d'autosatisfaction.
Un petit détour jusqu'à la Fnac Bellecour cette après-midi, plus pour prendre l'air et le peu de soleil présent que par réelle envie de livres. Je suis tout de même revenu avec un sac rempli. Au retour, je marchais au même pas qu'un couple de jeunes étudiants italiens. Bonheur d'entendre cette langue que j'aime tant en vo. Plaisir de constater que je comprends encore pas mal.
Le CNP de la rue de la Barre semble encore ouvert. J'ai tout de même dû changer de trottoir et m'en approcher pour en être sûr. Sur la devanture, rien qui prouve une activité quelconque. Dans le hall cependant, quelques affichettes annonçant les films en projection. Découverte aussi d'une bien belle initiative des employés pour défendre leur cinéma: ils demandent que qui le désire colle sur un panneau à cet effet un post-it (fourni) où il racontera un souvenir lié à ces salles: découverte d'un film, d'un réalisateur, séances particulières, etc. Le panneau était presque rempli. Je n'avais hélas pas le temps de lire ce que tous ces gens avaient écrit.
Hier, c'était les 86 ans de ma mère. Je savais que j'allais trouver la chambre remplie de fleurs. Ce qui fut le cas. Pour ma part,je n'ai rien apporté. Je lui ai donné un avoir moral. Elle était d'accord avec moi pour différer le présent d'un bouquet. Je veille de toute façon à ce qu'elle ne soit jamais privée de fleurs.
Mes plantes, encore dans la montée d'escalier, sortent de leur hibernation et montrent presque toutes quelques petites pousses de vert tendre. Seule celle que j'avais surnommée "la Belle de Serbie", une plante grasse offerte au Parc de la Tête d'Or par une inconnue, semble ne pas avoir apprécié la rigueur de ce long hiver.
Certains, la plupart des écrivains, disent écrire parce qu'ils ont quelque chose à dire. Moi non. Ce sont les autres qui me disent, ou mes mots aussi, toujours. Sans doute parce que je ne suis pas écrivain. Océania (Voyage dans les mots), dans son billet daté d'hier, cite Pontalis citant lui-même Pascal Quignard: "J'écris parce que j'ai besoin de dire quelque chose que j'ignore.". Comme ça, peut-être alors, oui.
J'ai un retard monstrueux dans la lecture des blogs où j'aime me rendre régulièrement. Comment faisais-je, avant, pour tout mener de front?
" Le niveau intellectuel visé dans ce collège et dans cette classe est élevé, particulièrement en français!" a dit la maman déléguée, hier soir au conseil de mes sixièmes, en m'adressant un charmant sourire. Même si l'on ne sait pas exactement à quelle aune tout cela est mesuré, compliments autant que critiques, c'est toujours bon à prendre, et rare à entendre. Moi, ça m'a fait plaisir.
Un bon cours d'une heure trente ce matin avec ma collègue d'anglais. Le thème: les fables en tant qu'éléments du patrimoine culturel européen présent et passé. A la sortie, elle m'a dit être très contente de ce que nous avions fait. C'était également mon sentiment. En questionnant les élèves un peu plus tard, j'ai eu la confirmation que, pour eux aussi, cette approche et cette façon de faire avait été intéressante. Il y a des jours où tout est en harmonie. Fin des couplets d'autosatisfaction.
Un petit détour jusqu'à la Fnac Bellecour cette après-midi, plus pour prendre l'air et le peu de soleil présent que par réelle envie de livres. Je suis tout de même revenu avec un sac rempli. Au retour, je marchais au même pas qu'un couple de jeunes étudiants italiens. Bonheur d'entendre cette langue que j'aime tant en vo. Plaisir de constater que je comprends encore pas mal.
Hier, c'était les 86 ans de ma mère. Je savais que j'allais trouver la chambre remplie de fleurs. Ce qui fut le cas. Pour ma part,je n'ai rien apporté. Je lui ai donné un avoir moral. Elle était d'accord avec moi pour différer le présent d'un bouquet. Je veille de toute façon à ce qu'elle ne soit jamais privée de fleurs.
Mes plantes, encore dans la montée d'escalier, sortent de leur hibernation et montrent presque toutes quelques petites pousses de vert tendre. Seule celle que j'avais surnommée "la Belle de Serbie", une plante grasse offerte au Parc de la Tête d'Or par une inconnue, semble ne pas avoir apprécié la rigueur de ce long hiver.
Certains, la plupart des écrivains, disent écrire parce qu'ils ont quelque chose à dire. Moi non. Ce sont les autres qui me disent, ou mes mots aussi, toujours. Sans doute parce que je ne suis pas écrivain. Océania (Voyage dans les mots), dans son billet daté d'hier, cite Pontalis citant lui-même Pascal Quignard: "J'écris parce que j'ai besoin de dire quelque chose que j'ignore.". Comme ça, peut-être alors, oui.
J'ai un retard monstrueux dans la lecture des blogs où j'aime me rendre régulièrement. Comment faisais-je, avant, pour tout mener de front?
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mardi 30 mars 2010
La lecture et moi
Rapport est un mot qui me plaît: en vieil hédoniste (pour le moins) que je suis, il m'évoque immédiatement le contact d'un corps offert dans le secret d'une alcôve ou dans la pénombre accueillante d'un bois de pins l'été, contact d'une peau sur une peau, mélange des salives sur les lèvres écrasées, moment où les yeux chavirent sous le regard de l'autre. Il y a du sexuel dans mon rapport à la lecture. Certains livres, certaines phrases caressent mieux que des mains avides, et le plaisir se répétera sans s'émousser à chaque retrouvaille.
J'en ai pour exemple le sonnet de Rimbaud: Le Dormeur du val. J'ai dû le découvrir au lycée, je ne sais en quelle classe mais très tôt, j'en suis sûr. J'aimais sa forme, classique avec ce qu'il faut de liberté pour ne pas ennuyer. J'aimais ses mots, ses images, le contraste entre la beauté de la nature dans sa plénitude et l'horreur de la mort d'un être jeune, pour rien, pour si peu. J'aimais les sons, ce "dort" si rassurant qui ressemble en fait à la "mort", ce "luit" qui claque, rejeté en début de vers, "les parfums ne font plus frissonner sa narine", "il a deux trous rouges au côté droit", comme une rigueur mathématique. Depuis longtemps, je l'étudie avec mes élèves. Il constitue pour moi un excellent moyen d'aborder avec eux les principes de base de la versification. J'aurais dû m'en lasser, depuis le temps. Or chaque année, je le redécouvre, toujours aussi frais, toujours aussi lumineux, même cri de vie contre la guerre idiote et injuste. Pour moi, le plus beau texte antimilitariste que l'on ait jamais écrit. Et parce que je l'aime, les élèves l'aiment, chaque fois.
L'objet livre lui aussi est pour moi sensuel. J'ai, avec lui également, un rapport érotique. D'ailleurs n'est-ce pas lui qui a partagé le plus grand nombre de mes nuits? Toucher, sentir, caresser, choisir l'élu d'un soir, le répudier ou au contraire ralentir la lecture pour échapper à la fin inéluctable, pour ne pas s'en séparer tout de suite. Je n'ai volontairement jamais terminé Le Quattuor d'Alexandrie pour que ce texte continue à vivre en moi, pour garder ma liberté, pour changer à ma guise. Parce que ce livre n'était plus à son auteur mais à moi.
L'auteur a voulu dire que.... Phrase horrible, terrifiante de certains manuels scolaires sensés éveiller le désir de lire et le bonheur qui s'en suit chez nos petits collégiens. Je m'en moque, de ce que l'auteur a voulu dire. Je sais ce que moi, j'ai entendu, et tant pis si ce n'est pas tout à fait la même chose. Pendant très longtemps, j'ai volontairement adopté devant mes élèves une lecture monocorde des textes que je leur faisais découvrir: le moins de ton possible, aucune variation, aucune vibration, aucune musique. Ensuite, malgré les consignes ministérielles, je ne me suis plus senti tenu de lire à voix haute. Je laisse les élèves découvrir seuls, les aidant pour le sens de certains mots mais jamais pour celui de leurs associations.
Ensuite, mais seulement ensuite, je peux reprendre oralement. Une fable de La Fontaine, avec les sixièmes par exemple, qui croient mettre un ton (non, pas LE ton: il peut en être accepté plusieurs) en adoptant le rythme de la table de multiplication, qui n'osent pas offrir un loup sanguinaire et violent face à l'agneau qui se raccroche à ses arguments, qui n'osent pas crier, qui n'osent pas sangloter, qui n'osent pas jouer la bêtise du corbeau et l'ironie du renard, qui sont trop formatés déjà pour sortir du scolaire et atteindre au théâtre. Parfois c'est dans ces moments que les "mauvais" élèves surprennent car eux n'ont pas toujours abdiqué toute leur liberté et s'essaient volontiers à marcher sur ces sentiers nouvellement offerts que sont les cris, les larmes et les gestes exagérément amples.
Dès enfant, j'ai su que mon amour de la lecture et du livre serait un amour définitif. Solitaire par tempérament et par nécessité, j'ai trouvé en eux des trésors: je découvrais, parfois à ma façon, en me créant des images qui, par la suite, se révélèrent fausses, je parcourais le monde, j'appréhendais les sentiments, même ceux dont je ne comprenais pas les méandres, j'engrangeais du plaisir immédiat, des connaissances pour plus tard et des images qui feraient le levain de mon imaginaire. Enfant de mineur et de paysan, lorsque j'ai découvert le livre, je me suis senti riche.
Je ne sais plus que faire des livres, je ne sais plus où les mettre. Chez moi, il y en a partout, ceux que j'ai lu, ceux que j'ai feuilletés, ceux que j'ai entamés puis abandonnés, ceux que je n'ai même pas ouverts, ceux que je redécouvre en ayant totalement oublié que je les avais achetés un jour. J'évite de trop souvent les manipuler car certains font immédiatement ressurgir du passé des souvenirs poignants, tristes ou gais qu'importe et je veux encore croire que j'essaie de fuir la nostalgie. D'autres, au contraire, ne m'évoquent rien. Je les ai lus, c'est sûr, mais j'ai oublié jusqu'à la première bribe de leur histoire. C'est un peu triste, comme de repenser à des amants qui, un moment, croisèrent votre vie, eurent un semblant d'importance, et disparurent ensuite comme s'ils ne vous avaient jamais caressé.
J'achète encore beaucoup. je ne peux passer trop de temps sans le contact des livres dans les librairies. Je sais que je n'aurai jamais le temps de tout lire. Qu'importe! L'acte de prendre possession d'un livre n'est-il pas aussi un plaisir à part entière? Pour moi, les moments passés entre les rayons, des heures parfois, à choisir ceux que l'on emportera, ces moments me comblent, c'est-à-dire que je suis plein d'eux, comme lorsque je suis immergé dans une histoire qui me captive.
Mes goûts ont évolué mais il serait trop long d'en parler ici. Disons simplement que, parti du roman balzacien (découvert tout de suite après l'abandon, sur les conseils de mon professeur de français, des livres de la Bibliothèque Verte) et des romantiques, arrêté longtemps au roman policier et à tout ce qui avait début, milieu et fin, j'en suis aujourd'hui, sauf exception, à préférer au roman les essais, biographies ou récits de voyages par exemple, sans savoir si cette évolution est due à mon âge qui avance ou à la médiocrité de ce que nous proposent en général les éditeurs de fiction, particulièrement française.
Un livre pour moi, c'est quelque chose d'indispensable à ma vie, à mon équilibre. J'ai revu assez récemment un film qui, bien qu'il ait lui aussi énormément vieilli, a pour moi toujours une grande résonance: Fahrenheit 451, d'après le roman de science-fiction de Ray Bradbury. Je crois sincèrement que je serais capable, à l'instar de ces hommes qui, à la fin du film, se regroupent en résistance dans les bois, d'apprendre moi aussi par cœur un roman, une pièce de théâtre ou un recueil de poésie. Je sais même l'œuvre que je choisirais: je suis presque sûr que ce serait Phèdre de Jean Racine, ou bien Des Souris et des Hommes de John Steinbeck.
En relisant ce billet, je me rends compte que j'ai constamment employé des mots comme plaisir, caresse, rencontre, passion, sentiments, contact, sensuel, érotique, possession, désir, bonheur, amants. Comme pour les vieux films où l'on lit cette phrase à la fin, je tiens à préciser que toute ressemblance avec ce que j'aime, avec la sensualité qui fait que je suis moi.... n'est pas le fruit du hasard. Pour moi, lire, c'est aimer. Et j'aime aimer.
PS: je précise que, pour ne pas me laisser influencer, je n'ai pas encore lu le billet de Lancelot, ni aucun autre blogueur ayant traité le sujet. On voudra bien m'excuser si je suis hors-sujet.
PS2: je sais que "retrouvailles" et "bribes" s'emploient généralement au pluriel. Mais on ne peut former de pluriel sans être auparavant singulier!
lundi 29 mars 2010
L'Affaire de Road Hill House
Un beau pavé de plus de 500 pages qui tient parfois plus de la thèse que du reportage historique, comme le présente la quatrième de couverture.
L'ambition de son auteur, Kate Summerscale est, outre de raconter un crime affreux dans son contexte historique, de nous présenter la naissance du métier de détective en Angleterre au XIX° siècle, de nous brosser les forces et les faiblesses de cette société victorienne si secrète et repliée autour du noyau ancestrale de la famille, de nous dépeindre la montée du pouvoir de la presse et de nous mettre en parallèle à cette réalité l'émergence de la littérature policière à travers en particulier Dickens, Conan Doyle et Wilkie Collins.
Vaste programme! Ce livre, intéressant à maints égards, est parfois trop didactique. La volonté quasi maniaque de l'auteur de ne nous épargner aucun des domaines explorés par ses soins devient parfois lassante. Un exemple de cette lourdeur: le long post-scriptum consacré aux photographies d'époque illustrant l'ouvrage. Très bien, bravo, mais on aurait pu s'en passer.
Par contrecoup, la narration de l'affaire est trop souvent et trop longtemps retardée. De quoi s'agit-il? En 1860, un bébé disparaît de son berceau et est retrouvé égorgé dans la fosse d'aisance de la propriété. La famille est une famille bourgeoise de la campagne anglaise dont tous les membres sont potentiellement des coupables satisfaisants. Un détective de Scotland Yard, envoyé spécialement de Londres, pour éclaircir cette énigme, le célèbre Jack Whicher, tentera de prouver la culpabilité de l'une des filles du maître des lieux mais aura du mal à faire admettre que l'on puisse investiguer à l'intérieur même d'une famille cossue et respectable.
Certains passages sont pourtant passionnants, en particulier ceux consacrés à la naissance d'un nouveau genre littéraire, le roman policier:
Cuff (le détective du roman de W. Wilkie Collins, Pierre de lune) est en quête de secrets inconscients autant que de faits délibérément celés. Il sert de repoussoir aux moments forts du roman, il est une machine à réfléchir chargée d'interpréter les palpitations et frémissements des autres personnages. En s'identifiant à lui, les lecteurs se trouvaient en mesure de se protéger des frissons qu'ils recherchaient - l'émotion sans frein de l'histoire, l'excitation physique, le saisissement du danger. La fièvre émotive était transmuée en cette "fièvre détective" qui brûlait chez les personnages et les lecteurs du roman, à savoir une compulsion à résoudre l'énigme. En cela le roman policier domptera le roman à sensations, encageant le désordre émotionnel dans une structure élégante autant que convenue. Il y avait de la déraison, mais elle était maîtrisée par la méthode. C'est le sergent détective Cuff qui faisait de La Pierre de lune un type nouveau de roman.
Kate Summerscale, L'Affaire de Road Hill House (Ch. Bourgois). Trad de Éric Chédaille
L'ambition de son auteur, Kate Summerscale est, outre de raconter un crime affreux dans son contexte historique, de nous présenter la naissance du métier de détective en Angleterre au XIX° siècle, de nous brosser les forces et les faiblesses de cette société victorienne si secrète et repliée autour du noyau ancestrale de la famille, de nous dépeindre la montée du pouvoir de la presse et de nous mettre en parallèle à cette réalité l'émergence de la littérature policière à travers en particulier Dickens, Conan Doyle et Wilkie Collins.
Vaste programme! Ce livre, intéressant à maints égards, est parfois trop didactique. La volonté quasi maniaque de l'auteur de ne nous épargner aucun des domaines explorés par ses soins devient parfois lassante. Un exemple de cette lourdeur: le long post-scriptum consacré aux photographies d'époque illustrant l'ouvrage. Très bien, bravo, mais on aurait pu s'en passer.
Par contrecoup, la narration de l'affaire est trop souvent et trop longtemps retardée. De quoi s'agit-il? En 1860, un bébé disparaît de son berceau et est retrouvé égorgé dans la fosse d'aisance de la propriété. La famille est une famille bourgeoise de la campagne anglaise dont tous les membres sont potentiellement des coupables satisfaisants. Un détective de Scotland Yard, envoyé spécialement de Londres, pour éclaircir cette énigme, le célèbre Jack Whicher, tentera de prouver la culpabilité de l'une des filles du maître des lieux mais aura du mal à faire admettre que l'on puisse investiguer à l'intérieur même d'une famille cossue et respectable.
Certains passages sont pourtant passionnants, en particulier ceux consacrés à la naissance d'un nouveau genre littéraire, le roman policier:
Cuff (le détective du roman de W. Wilkie Collins, Pierre de lune) est en quête de secrets inconscients autant que de faits délibérément celés. Il sert de repoussoir aux moments forts du roman, il est une machine à réfléchir chargée d'interpréter les palpitations et frémissements des autres personnages. En s'identifiant à lui, les lecteurs se trouvaient en mesure de se protéger des frissons qu'ils recherchaient - l'émotion sans frein de l'histoire, l'excitation physique, le saisissement du danger. La fièvre émotive était transmuée en cette "fièvre détective" qui brûlait chez les personnages et les lecteurs du roman, à savoir une compulsion à résoudre l'énigme. En cela le roman policier domptera le roman à sensations, encageant le désordre émotionnel dans une structure élégante autant que convenue. Il y avait de la déraison, mais elle était maîtrisée par la méthode. C'est le sergent détective Cuff qui faisait de La Pierre de lune un type nouveau de roman.
Kate Summerscale, L'Affaire de Road Hill House (Ch. Bourgois). Trad de Éric Chédaille
dimanche 28 mars 2010
Escapade
Saint-François Longchamp nous a offert tour à tour à peu près tous les ciels possibles et imaginables, avec une certaine avarice pour le don du soleil. La journée d'hier, en particulier, s'est passée presque exclusivement sous la grisaille. Pendant que J-C. et F. osaient affronter les pistes, je n'ai rien fait. Inactivité forcée mais bienvenue. A Lyon, j'aurais trouvé ceci ou cela à laver, à ranger, à préparer. Là-haut, rien. A peine quelques dictées, vite corrigées, et une interrogation de latin le temps que passe un nuage. Puis le canapé, une couverture sur moi, d'un vert à l'acidité que l'on n'oublie pas (et le coussin qui soutenait ma tête était rouge vif! Ô harmonie, quand tu nous tiens!), et le livre épais que je tente de finir depuis longtemps. Très vite, Morphée s'est invité à mes côtés et m'a pris doucement dans ses bras, le matin comme l'après-midi. Bras agréables et doux quand on est bien au chaud derrière la baie vitrée, que l'on n'a rien qui presse et que l'on sait que, dès le retour des deux compagnons, on aura droit à un bon kir et à une fondue savoyarde.
Le soir, c'était la tempête. Nous plaisantions en imaginant ne pas pouvoir rentrer à Lyon et passer ainsi une semaine de vacances coupés de tout, en autarcie, mais nous n'étions pas très loin de la réalité. La neige, dès la fin d'après-midi, n'a cessé de tomber, accompagnée plus tard d'un vent violent qui l'accumulait jusque sur notre balcon. Dans la nuit, j'ai longuement entendu les chasse-neige œuvrer, des heures durant, et ce matin, au réveil, il neigeait encore. Mais vers neuf heures, miracle! Le soleil faisait de timides percées. Les deux sportifs (!) de la maison repassaient leur tenue de cosmonautes et leurs yeux d'insectes et à tout à l'heure.
Déjà, la température remontant avec l'avancée de la matinée, la neige fondait rapidement. De grosses plaques tombaient des toits après une sorte de sifflement un peu rauque et les stalactites égouttaient leur consistance. Le presque-soleil avait fait sortir les gens. Saint-François est une station familiale, pas snob et les fashion-victimes y sont assez rares. Bon exercice physique pour moi que cette promenade qui, comme chaque fois, m'avait remis la tête à l'endroit.
En rentrant, j'ai levé le nez vers l'étage de l'appartement où nous logions: les deux autres étaient-ils rentrés avant moi? Un des deux au moins, oui, car, derrière la vitre dépolie de la salle de bains, je voyais très bien, depuis le bas, le dos de Frédéric en train, sans doute, de se savonner. Il faudra faire part de cette découverte au propriétaire et lui conseiller de mettre un rideau à la fenêtre, à moins que, narcisse convaincu, il ne tienne à faire profiter le village entier de son anatomie!
Les récits de voyage ou de vacances sont un peu comme les séances de projections de diapos où l'on est invité ( je doute d'ailleurs que cela se pratique encore): on manifeste un certain intérêt, à défaut d'un intérêt certain, au début, on pose même quelques questions et puis, très vite, la répétitivité des clichés, ou simplement le fait de n'avoir pas été soi-même présent, fait que l'esprit s'échappe et que l'on se surprend à penser à autre chose, à ne plus écouter certaines explications, à rêver d'arriver bien vite au bout de ce qui se transforme peu à peu en calvaire.
Sans doute certains, présents au début de ce billet, ont-ils déjà lâché, lassés et à juste titre de ce qu'ils ont lu et surtout de ce qu'il reste à lire. Alors, concluons puisque l'on ne peut tout dire: j'ai été ravi de mes deux jours d'escapade, même si je n'ai rien fait d'extraordinaire, même s'il n'a pas fait très beau et je crois que mes deux acolytes sont à peu près dans la même disposition d'esprit. Il n'est que d'être bien entouré!
jeudi 25 mars 2010
Ailleurs
Je ne sais pourquoi, j'ai déjà l'impression d'être à la fin de la semaine. Il me semble depuis ce matin que nous sommes vendredi, alors qu'il me reste bien un jour à travailler. L'explication est peut-être à chercher du côté des deux jours que je vais passer à la montagne et que j'attends, c'est vrai, avec une certaine impatience. La perspective de quitter Lyon, même très momentanément, me séduit totalement. J'aime cette ville, énormément, passionnément, mais j'ai besoin parfois aussi d'aller respirer d'autres airs, de contempler d'autres horizons.
Autrefois, avec Pierre, nous prenions la direction des Alpes, des rivages du lac Léman chaque fois que les vacances arrivaient. Nous nous installions dans la maison de campagne qui, peu à peu, au fil des années, était devenue un deuxième chez nous. J'ai tant aimé ces séjours, même lorsque nous n'avions pas encore entrepris des travaux pour rendre l'habitation plus confortable. Cette période est révolue. Je l'ai dit, la maison a été vendue par la famille de Pierre et les nouveaux propriétaires ont, paraît-il, tout abattu, ne gardant debout que les murs extérieurs et le toit. Ainsi, aux dires des voisins, mes plantations ont disparu sous les plâtres et les gravas.
C'était il y a quatre ans, presque jour pour jour, une petite année après la mort de Pierre qui s'était toujours battu pour préserver ce patrimoine familial, seul véritable ciment entre les uns et les autres. Le 1er avril 2006, il avait fallu tout vider, jeter, partager, emporter. J'avais eu mal ce jour-là, autant que lorsque j'avais massacré ma maison d'enfance à coups de masse parce que les Houillères propriétaires avaient décidé de la raser. Il faisait beau, ce premier avril, et les jonquilles étaient toutes fleuries le long du talus où je les avais plantées. La sœur de Pierre m'avait proposé de les arracher pour les replanter sur mon balcon, à Lyon. Je n'ai pas voulu: je risquais de les abîmer en les déterrant et puis elles faisaient partie de cet autre univers et devaient y rester.
Je revois la camionnette qui nous avait été prêtée se remplir peu à peu, d'abord d'objets, de meubles en ordre, bien rangés pour économiser l'espace, puis en vrac parce qu'il y en avait trop, parce que montaient en moi, au fur et à mesure que l'après-midi avançait et que la lumière peu à peu baissait sur ce versant de la montagne où elle disparaissait assez tôt, une peine immense et une rage que j'avais du mal à contrôler, rage contre la vie, contre la situation qui m'obligeait à ces gestes et contre ceux qui m'entouraient aussi, parce qu'ils étaient responsables, parce que, surtout, ils étaient là.
A midi, nous avions rapidement déjeuné de charcuterie et bu du vin apporté par le beau-frère. Les assiettes et les verres que je connaissais depuis des années servaient pour la dernière fois, tout comme la cafetière et les tasses pour le café. Est-il pire de savoir ou de ne pas savoir que c'est la dernière fois? Je n'en sais rien. Le pire, c'est sans doute de l'admettre.
Heureusement, les au-revoir, qui s'avérèrent être des adieux, avec les voisins furent brefs et pleins de retenue. Je n'aime pas les mouchoirs agités sur les quais de gare. Et puis la camionnette démarra. C'était la dernière fois. Je crois que je me suis retourné pour voir encore une fois les volets clos de la porte d'entrée, ces volets peints en vert et percés d'un cœur dans la moitié supérieure pour laisser entrer un peu de lumière, ces volets qui se refermaient à la fin de chaque séjour sur mes souliers de jardin et le coucou arrêté à l'heure de notre départ. Ou bien peut-être ne l'ai-je pas fait. Je ne sais plus. Je crois que, de ces lieux, je n'ai toujours pas fini mon deuil.
Autrefois, avec Pierre, nous prenions la direction des Alpes, des rivages du lac Léman chaque fois que les vacances arrivaient. Nous nous installions dans la maison de campagne qui, peu à peu, au fil des années, était devenue un deuxième chez nous. J'ai tant aimé ces séjours, même lorsque nous n'avions pas encore entrepris des travaux pour rendre l'habitation plus confortable. Cette période est révolue. Je l'ai dit, la maison a été vendue par la famille de Pierre et les nouveaux propriétaires ont, paraît-il, tout abattu, ne gardant debout que les murs extérieurs et le toit. Ainsi, aux dires des voisins, mes plantations ont disparu sous les plâtres et les gravas.
C'était il y a quatre ans, presque jour pour jour, une petite année après la mort de Pierre qui s'était toujours battu pour préserver ce patrimoine familial, seul véritable ciment entre les uns et les autres. Le 1er avril 2006, il avait fallu tout vider, jeter, partager, emporter. J'avais eu mal ce jour-là, autant que lorsque j'avais massacré ma maison d'enfance à coups de masse parce que les Houillères propriétaires avaient décidé de la raser. Il faisait beau, ce premier avril, et les jonquilles étaient toutes fleuries le long du talus où je les avais plantées. La sœur de Pierre m'avait proposé de les arracher pour les replanter sur mon balcon, à Lyon. Je n'ai pas voulu: je risquais de les abîmer en les déterrant et puis elles faisaient partie de cet autre univers et devaient y rester.
Je revois la camionnette qui nous avait été prêtée se remplir peu à peu, d'abord d'objets, de meubles en ordre, bien rangés pour économiser l'espace, puis en vrac parce qu'il y en avait trop, parce que montaient en moi, au fur et à mesure que l'après-midi avançait et que la lumière peu à peu baissait sur ce versant de la montagne où elle disparaissait assez tôt, une peine immense et une rage que j'avais du mal à contrôler, rage contre la vie, contre la situation qui m'obligeait à ces gestes et contre ceux qui m'entouraient aussi, parce qu'ils étaient responsables, parce que, surtout, ils étaient là.
A midi, nous avions rapidement déjeuné de charcuterie et bu du vin apporté par le beau-frère. Les assiettes et les verres que je connaissais depuis des années servaient pour la dernière fois, tout comme la cafetière et les tasses pour le café. Est-il pire de savoir ou de ne pas savoir que c'est la dernière fois? Je n'en sais rien. Le pire, c'est sans doute de l'admettre.
Heureusement, les au-revoir, qui s'avérèrent être des adieux, avec les voisins furent brefs et pleins de retenue. Je n'aime pas les mouchoirs agités sur les quais de gare. Et puis la camionnette démarra. C'était la dernière fois. Je crois que je me suis retourné pour voir encore une fois les volets clos de la porte d'entrée, ces volets peints en vert et percés d'un cœur dans la moitié supérieure pour laisser entrer un peu de lumière, ces volets qui se refermaient à la fin de chaque séjour sur mes souliers de jardin et le coucou arrêté à l'heure de notre départ. Ou bien peut-être ne l'ai-je pas fait. Je ne sais plus. Je crois que, de ces lieux, je n'ai toujours pas fini mon deuil.
mercredi 24 mars 2010
Souvenirs, souvenirs...
Part de sincérité, part de vérité, part de recréation, part d'invention pure dans l'évocation de nos souvenirs? Bien malin qui peut dénouer cet écheveau. Quelqu'un, je crois que c'est K., me disait en commentaire il y a quelques jours sa surprise devant la précision de mes souvenirs d'enfance alors qu'elle, elle les avait laissé fuir.
Peut-être, mais je suis bien certain aussi d'avoir oublié une quantité de détails, voire des pans entiers du passé. A comparer avec mes frère et sœur les souvenirs que nous avons en commun, des situations que nous sommes certains d'avoir vécues ensemble, je me suis rendu compte clairement de la différence dans ce qui est retenu par l'un ou par l'autre. Si la trame de l'histoire est la même, et encore pas toujours, les détails divergent très souvent, parfois radicalement, et chacun n'a retenu que ce qui l'avait le plus marqué, lui, ou ce dont il a pu faire un matériau pour se construire sans trop de souffrance. Ainsi me rappellent-ils quelquefois des souvenirs que j'ai totalement occultés, comme si je ne les avais jamais vécus, et inversement en ce qui les concerne.
Faire la différence aussi entre le souvenir directement mémorisé et celui que l'on a entendu raconter par un autre membre de la famille, parents ou grands-parents, histoire reprise à chaque réunion de famille, polie, arrondie, mise en bonne lumière et parvenue en fin de compte au degré suprême de l'épopée. Comment aborder ces souvenirs? Pour moi, je considère qu'ils ne m'appartiennent plus, qu'ils font partie d'une saga familiale non écrite mais fidèlement retranscrite oralement et, lorsque je les évoque, ne les considérant plus comme miens, j'y mettrais volontiers des guillemets.
Mais prenons un vrai souvenir, vrai de vrai, que l'on est sûr d'avoir vécu (et non pas rêvé, autre cas de figure), dont les autres confirment l'existence des faits et leur chronologie, sur lequel tout le monde est d'accord: cela s'est bien passé comme ça, à telle époque, à tel endroit, avec telle et telle personnes qui ont dit telle et telle choses. Un souvenir sans zone d'ombre, en pleine lumière. Est-on sûr, malgré tout, que le passage à l'écriture le rendra de façon intacte, sans changement?
Lorsque l'on écrit, on choisit. C'est aussi ce que j'apprends à faire à mes élèves pour une description: on ne peut tout dire, tout évoquer. On risquerait de lasser, encore davantage dans le souvenir personnel que dans la description. Alors, on sélectionne ce qui devrait intéresser, on laisse tomber des détails d'une trop grande banalité, dont l'explication n'apporterait pas grand chose et alourdirait le propos. Et déjà, ainsi, on mutile et pire: on interprète.
Mais raconter quelque chose qui nous touche, n'est-ce pas forcément interpréter? On discourt encore aujourd'hui sur le genre littéraire de l'autobiographie: Rousseau a-t-il été sincère dans ses Confessions? Tout le monde sait bien que non, que ce soit par volonté de plaire, de séduire, par oubli ou par silence volontaire. Alors qu'importe? D'autre part, le style choisi pour l'évocation du souvenir est lui, également, intrinsèquement, une interprétation: petites phrases courtes, pétant comme des cymbales, ou grandes périodes à volonté larmoyante ou oratoire, absence de verbes ou pléthore d'adjectifs, registre familier ou plutôt hermétique, chaque voie empruntée nous renvoie à une autre vérité, un autre aspect d'une même réalité.
Alors je crois que tout cela n'est pas d'une grande importance. Pour moi, l'essentiel n'est pas d'être vrai. Je considère cet objectif comme impossible à atteindre. L'essentiel, ce sont les textes, et au-delà même, les mots qui, une fois tracés, une fois tapés, échappent totalement à celui qui les a pensés, pour prendre une existence propre, mener leur vie de mots, de textes, frappant à des portes, s'installant dans des cœurs ou ne faisant que passer, transmis de l'un à l'autre sans que personne n'en soit plus réellement propriétaire. Un peu comme la saga familiale orale: la saga de ceux qui aiment le mot écrit.
Peut-être, mais je suis bien certain aussi d'avoir oublié une quantité de détails, voire des pans entiers du passé. A comparer avec mes frère et sœur les souvenirs que nous avons en commun, des situations que nous sommes certains d'avoir vécues ensemble, je me suis rendu compte clairement de la différence dans ce qui est retenu par l'un ou par l'autre. Si la trame de l'histoire est la même, et encore pas toujours, les détails divergent très souvent, parfois radicalement, et chacun n'a retenu que ce qui l'avait le plus marqué, lui, ou ce dont il a pu faire un matériau pour se construire sans trop de souffrance. Ainsi me rappellent-ils quelquefois des souvenirs que j'ai totalement occultés, comme si je ne les avais jamais vécus, et inversement en ce qui les concerne.
Faire la différence aussi entre le souvenir directement mémorisé et celui que l'on a entendu raconter par un autre membre de la famille, parents ou grands-parents, histoire reprise à chaque réunion de famille, polie, arrondie, mise en bonne lumière et parvenue en fin de compte au degré suprême de l'épopée. Comment aborder ces souvenirs? Pour moi, je considère qu'ils ne m'appartiennent plus, qu'ils font partie d'une saga familiale non écrite mais fidèlement retranscrite oralement et, lorsque je les évoque, ne les considérant plus comme miens, j'y mettrais volontiers des guillemets.
Mais prenons un vrai souvenir, vrai de vrai, que l'on est sûr d'avoir vécu (et non pas rêvé, autre cas de figure), dont les autres confirment l'existence des faits et leur chronologie, sur lequel tout le monde est d'accord: cela s'est bien passé comme ça, à telle époque, à tel endroit, avec telle et telle personnes qui ont dit telle et telle choses. Un souvenir sans zone d'ombre, en pleine lumière. Est-on sûr, malgré tout, que le passage à l'écriture le rendra de façon intacte, sans changement?
Lorsque l'on écrit, on choisit. C'est aussi ce que j'apprends à faire à mes élèves pour une description: on ne peut tout dire, tout évoquer. On risquerait de lasser, encore davantage dans le souvenir personnel que dans la description. Alors, on sélectionne ce qui devrait intéresser, on laisse tomber des détails d'une trop grande banalité, dont l'explication n'apporterait pas grand chose et alourdirait le propos. Et déjà, ainsi, on mutile et pire: on interprète.
Mais raconter quelque chose qui nous touche, n'est-ce pas forcément interpréter? On discourt encore aujourd'hui sur le genre littéraire de l'autobiographie: Rousseau a-t-il été sincère dans ses Confessions? Tout le monde sait bien que non, que ce soit par volonté de plaire, de séduire, par oubli ou par silence volontaire. Alors qu'importe? D'autre part, le style choisi pour l'évocation du souvenir est lui, également, intrinsèquement, une interprétation: petites phrases courtes, pétant comme des cymbales, ou grandes périodes à volonté larmoyante ou oratoire, absence de verbes ou pléthore d'adjectifs, registre familier ou plutôt hermétique, chaque voie empruntée nous renvoie à une autre vérité, un autre aspect d'une même réalité.
Alors je crois que tout cela n'est pas d'une grande importance. Pour moi, l'essentiel n'est pas d'être vrai. Je considère cet objectif comme impossible à atteindre. L'essentiel, ce sont les textes, et au-delà même, les mots qui, une fois tracés, une fois tapés, échappent totalement à celui qui les a pensés, pour prendre une existence propre, mener leur vie de mots, de textes, frappant à des portes, s'installant dans des cœurs ou ne faisant que passer, transmis de l'un à l'autre sans que personne n'en soit plus réellement propriétaire. Un peu comme la saga familiale orale: la saga de ceux qui aiment le mot écrit.
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