Et puis, le froid, la pluie, la neige sont venus. Quelqu'un l'avait chassé de la protection des arcades sous un immeuble voisin. Il dormait donc sur un banc, toujours le même, que, petit à petit, il ne quitta plus. Ses affaires s'accumulaient autour de lui, des sacs, des couvertures de survie, de la nourriture, son magazine de sudoku qui l'occupait la journée et sa radio en sourdine.
Je n'osais, par respect, que rarement lui parler mais son état finit par m'inquiéter : la barbe et les cheveux étaient devenus sales, il ne bougeait plus de son banc et, le soir, quand je rentrais un peu tard, on ne le voyait plus sous un amoncellement de protections. J'avais repéré, dans le parking souterrain où je gare ma voiture, un renfoncement discret où il pourrait passer la nuit à condition que je lui ouvre et qu'il vide les lieux tôt le matin. Une fois, j'avais vu le Samu social, plusieurs personnes, qui sans doute tentait de le convaincre de rejoindre un foyer (il y en a un pas très loin). Mais le lendemain, il était toujours là. J'ai appris hier qu'il y avait passé une nuit et qu'on lui avait volé ses chaussures neuves.
Et puis hier soir, tout a basculé. En sortant de mon garage, j'ai vu les gyrophares d'un camion de pompiers. Ils l'emmenaient à l'hôpital, certains, me dit l'un d'eux qu'il n'accepterait pas d'y rester. J'ai engagé la conversation avec plusieurs personnes présentes en train de trier ses hardes. C'est un jeune conducteur de bus habitant sur la place qui avait donné l'alerte. En venant lui apporter de la nourriture, il l'avait trouvé couché sur le banc, incapable de se relever seul. Claude (c'était son nom) a affirmé au jeune qu'il se sentait très bien, simplement qu'il ne sentait plus ses pieds. Mais lorsque celui-ci a voulu vérifier en lui ôtant ses chaussettes, la peau et la chaire sont venues avec. Du pus et des trous qui laissaient voir l'os.
Il y avait aussi, à trier, un autre homme habitant tout près et une femme, une ancienne infirmière elle aussi voisine, qui venait souvent le voir et l'aider. Ainsi, peu à eu, ai-je appris le réseau de solidarité qui avait vu le jour dans le quartier. Et c'est cela qui m'a bouleversé. L'infirmière, comme moi, avait le soir du mal à s'endormir dans ses draps chauds en pensant à lui. Sur notre demande, le conducteur de bus nous a donné son téléphone pour que nous prenions des nouvelles. Je le ferai d'ici peu mais, à mon avis, vu son état, le pauvre homme n'est pas encore sorti de l'hôpital.
Son histoire : il logeait avec sa compagne dans un immeuble des Hospices Civils de Lyon, tout proche de chez moi, et touchait une retraite de ces mêmes hospices. Sa compagne est morte cet été et lui s'est laissé sombrer. L'infirmière souhaitait qu'il bénéficie d'un soutien psychologique ou psychiatrique, seule manière, à son avis, de l'aider.
Je suis, au bout de plus d'une heure, rentré chez moi avec les larmes aux yeux. Ce jeune maghrébin conducteur, cette infirmière à la retraite, tous ceux qui, sans s'imposer, ont pris soin de lui de près ou de loin, c'est ça la vraie humanité que je croyais disparue. Ce soir, le banc était vide.
Photo du 27 juillet |
6 commentaires:
Je comprends ton émotion. Il me suffit de penser à "mon" petit vieux, disparu de la circulation plusieurs mois, et comme j'étais contente de le revoir. Lui pour l'instant ne s'en sort pas trop mal, et il y a du monde qui a l'oeil sur lui. Et oui aussi ça fait chaud au coeur quand on s'aperçoit des présences secourables, si discrètes la plupart du temps.
Je comprends bien aussi pourquoi beaucoup des personnes sans abri ou sans revenus suffisants refusent les foyers, ce sont des lieux ou la violence est parfois le seul moyen de survie et bien sûr ce sont les plus faibles qui trinquent.
Tu nous donneras des nouvelles de Claude si tu en as ?
triste et encourageant à la fois...
Dieu merci (si j'ose dire), il existe encore et heureusement de nombreuses personnes pourvues d'une grande humanité. Je sais qu'il en existe pas mal auxquelles on ne pense pas, même certaines qu'on ne penserait pas capables de ça, tant ils ont, parfois, des "tares" qui peuvent rebuter en temps ordinaire. Si l'individualisme et l'égoïsme ont le vent en poupe, l'humanisme, la solidarité fait encore de la résistance, même si cela passe souvent inaperçu. Je suis rassuré par ton histoire qui montre un peu le raisonnement que je me fais et mes constats à petite échelle.
Ton émotion est logique. Je ne sais pas a priori comment j'aurais réagi. Merci de nous avoir raconté. Et pourvu qu'il aille de mieux en mieux.
Ton histoire, triste et réconfortante, m'a rappelé certaine après-midi de janvier.
J'avais décidé de passer quelques heures devant des microfilms des archives de l'Etat. Pour y aller, je devais notamment longer un terrain vague sur lequel était couché un clochard. Il m'a hélé, tenu des propos incohérents, qu'expliquaient sans doute les nombreuses canettes de bière vides autour de lui.
A mon retour, il était toujours là et paraissait dormir. J'ai tenté de lui faire comprendre que la nuit allait être très froide, que d'ailleurs il commençait à neiger, et qu'il ferait mieux d'aller dans une "structure d'accueil" passer la nuit qui commençait à tomber. Aucune réaction.
J'ai continué mon chemin, me rappelant qu'il y avait pas bien loin une pharmacie, tenue par des gens qui avaient certainement l'habitude des situations de détresse. Je pousse la porte de l'officine, j'explique. L'accueil est détestable. Entre alors un jeune policier qui demande si des jeunes voyous ont encore fait intrusion. La pharmacienne le rassure puis me dit de raconter mon histoire au policier. Celui-ci comprend immédiatement et termine en disant : "Bien, j'y vais tout de suite".
Je suis rentré chez moi avec le sentiment du devoir accompli, mais aussi avec une immense tristesse.
Je comprends tellement et partage ton émotion.
Bleck
Plume : je laisse passer quelques jours avant de téléphoner. Je vous tiens au courant.
Karagar : c'était ce soir-là une émotion de joie et une délivrance pour moi aussi.
Cornus : c'est ce que je lui souhaite du fond du cœur.
Pippo : il est tellement difficile dans ces occasions de prendre une décision. En tout cas ça a été mon cas, et c'est ce qui me rongeait.
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