dimanche 28 juin 2020

Merci


Il y a quinze ans, le 28 juin, je sortis de la clinique vers les neuf heures du matin. Je ne savais pas que c'était la dernière nuit que je venais d'y passer, semblables aux précédentes, couché sur un matelas au sol d'où, réveillé en sursaut, je voyais se déplacer la garde de nuit, une ogresse qui ne prenait aucune précaution et dont la silhouette massive, dans la pénombre, m'effrayait comme celle des contes de mon enfance. Plus tôt ou plus tard, c'était l'alarme du matelas anti-escarres  qui, régulièrement, se dégonflait et que, régulièrement, il fallait arrêter, qui me sortait de la torpeur qui me servait de sommeil.

On m'avait assuré qu'il ne se passerait rien ce matin-là, que je pouvais partir tranquille et rentrer chez moi un moment pour me doucher et me reposer. J'avais repris le chemin que je prenais depuis des mois, toujours le même, les rues que ma voiture connaissait et qu'elle suivait comme par automatisme, sans que j'ai grand chose à décider. Il y avait longtemps que je ne décidais plus de rien.

Vers onze heures, alors que je venais d'acheter quelque chose à manger, mon téléphone avait sonné dans ma poche. Au fond de moi, je savais déjà. On m'apprit la mort de Pierre, quelques instants auparavant. Moi aussi, je rentrai en automatisme, pour de longs mois.

Les jours suivants se passèrent sans que j'y prenne vraiment part. On me parlait, je répondais, je décidais pour la tombe, pour la cérémonie des funérailles, pour l'inhumation, pour les mots que j'allais dire depuis le chœur à ceux qui étaient venus. Mais c'était l'autre qui agissait, pas moi. Je ne me souviens pas aujourd'hui des gens présents à la cérémonie, je ne les ai pas vus. C'est l'autre qui les avait remerciés. J'étais revenu un seul moment, un seul, lorsque Christophe devant la tombe où nous étions restés tous les deux seuls m'avait, sans un mot, serré dans ses bras. Sa chaleur était humaine, animale, j'avais besoin de ça, uniquement de ça.

Après ces premiers jours, après les visites chez le notaire, je sombrai dans le noir, seul chez moi. Je me dis que ma vie, ma vraie vie, s'était arrêtée là, dans la chaleur d'un début d'été. Que me restait-il sans les pas derrière la porte lorsque je rentrais du travail, puis sans le rituel travail-clinique chaque soir, sans le dernier message sur le répondeur où il me souhaitait un bon dimanche de Pâques en famille et qu'une panne avait effacé ? Un fauteuil vide dans le salon, à côté du mien, une chambre où j'avais peur d'entrer, des placards remplis de souvenirs que je mis des mois à ressortir, une tombe où j'avais envie de m'étendre, sans plus jamais bouger.

Et puis, il y eut d'autres jours, d'autres nuits sans rêves d'abord, de nouvelles rencontres, des joies qui me faisaient honte, des déceptions, des amis qui s'éloignaient (on n'aime pas fréquenter de près la mort), des résolutions qui me servirent de point d'appui pour remonter à la lumière. Surtout ne pas sombrer, ne pas ajouter une autre mort à la mort.

Il y eut la course à pied, seul sur les chemins de campagne (quelquefois, je rentrais, persuadé que Pierre serait là et que nous prendrions l'apéritif avant de manger un de ses gratins), il y eut mon père qui me donna son appareil photos sans savoir qu'il m'ouvrait une porte par où j'allais respirer un nouvel air, il y eut ce blogue dont je me servis comme d'une thérapie, me parlant chaque soir à moi-même, remettant de l'ordre tout en tuant le temps.

Des inconnus sont venus le lire, m'ont laissé des messages, m'ont fait partager des éléments de leur existence. Les mots sont des cordes qui nous hissent. Certains de ces inconnus ont disparu au fil des années, d'autres sont encore là, j'en connais certains que je vois parfois. Il y eut Nicolas, muet maintenant, Danielle, la grande âme qui savait trouver les mots justes, Christophe que j'avais tant apprécié à paris, d'autre dont j'ai oublié le nom, il y a encore Cornus, Plume, Karagar, Petrus, et des nouveaux, Isabelle, Daniel, Câo, et le petit dernier, Pippo.

C'est eux que je voudrais remercier aujourd'hui, quinze ans après ce jour où il faisait chaud et où, pour la dernière fois, j'ai dit merci à Pierre même s'il ne pouvait plus m'entendre. Merci pour tout, merci des riens grâce auxquels je me suis reconstruit peu à peu, pas à pas. C'est un trésor inestimable que vous m'avez légué. Merci.

12 commentaires:

CHROUM-BADABAN a dit…

Hier, avant hier aussi, je pensais t'interroger à ce sujet. Mais je ne pouvais pas le faire comme ça, publiquement. Et puis aujourd'hui tu réponds à mon interrogation : comment on fait ?
Merci.

cão a dit…

émotions, congratulations, fraternité.
merci.
😘

Petrus a dit…

Ton blog a beaucoup changé depuis que je le suis, comme toi.
Tes expériences, on les partage car ce pourrait être les nôtres.
En tout cas, tous les matins, c'est mon réflexe : te lire.
Merci à toi...

PS : je te rappelle que j'ai utilisé le nom de Pierre en latin pour répondre à ton blog !

plumequivole a dit…

J'avais découvert ton blog par hasard à l'époque où tu parlais presque exclusivement de ton ami, j'avais tout lu d'un bloc sans décrocher et je m'étais dit quelque chose comme "cet homme-là vaut la peine d'être côtoyé". Et je suis toujours là !

VENTANA DE FOTO a dit…

Es el trance más duro que hay en la vida. Perder a un ser querido, es una fuerte experiencia, para la que nunca se está preparada y cuesta mucho en asumir la realidad, de que ya nunca vamos a contar con su presencia.

Besos

Calyste a dit…

Chroum : tu vois, je n'ai pas de remède miracle, on fait comme on peut pour vivre avec.

Câo : merci à toi.

Petrus : oui, mon blog a beaucoup changé et pourtant, j'y tiens encore beaucoup même s'il ne remplit pus la même fonction pour moi. Je me souvenais pur Petrus bien sûr.

Plume : un compagnonnage qui me fat toujours plaisir.

Ventana de foto : c'est vrai : on n'est jamais prêt même si on sait que cela va arriver.

Isabelle Z a dit…

Je me demande effectivement comment tu as pu surmonter une telle peine, quelqu'un avec ta sensibilité. Le temps j'imagine, et un peu de compagnie aussi ? En tous cas, je peux te dire que ce fameux jour où nous nous sommes rencontrés me reste en mémoire comme un très beau moment, et depuis, nos échanges montrent bien qu'on partage beaucoup d'idées. Merci à toi de m'avoir fait passer un si bon moment, en espérant qu'il y en aura plein d'autres, très vite !

Cornus a dit…

En lisant hier soir le début de cette note, j'ai imaginé ta peine et j'ai ressenti une angoisse et je n'ai pas pu terminer la lecture et je pense que je n'aurais pas commenté. Mais ce soir, j'ai lu jusqu'au bout et c'est différent. Quand je t'ai connu, tu avais sûrement déjà pas mal évolué, mais tu as fait pas mal de chemin depuis et je ne puis que m'en réjouir. C'est un plaisir de venir ici tous les jours, c'est un plaisir aussi te croiser ton chemin en vrai... la voix en plus qui sonne si agréablement.

karagar a dit…

je retiens un point commun à tous nos blog, (le peu que je lis ou regarde...), ils ont largement changé de fonction en ... 15 ans pour moi.... un besoin de mettre en mots dans un format particulier et un rapport particulier au lecteur (très différent de celui que confère le livre papier...) des choses importantes, plus dramatiques pour toi sans doute, qui ont fait chemin un peu grâce à ces textes, en partie en tout cas, mais le blog est restant, en évoluant...

karagar a dit…

est resté

Valérie de Haute Savoie a dit…

Je viens tout simplement t'embrasser pour cet anniversaire douloureux. Tes mots résonnent en moi...

Calyste a dit…

Isabelle Z : ce sera un réel plaisir de te revoir.

Cornus : merci sur la remarque sur la voix. Hélas, je suis le seul à ne pas vraiment l'entendre ...

Karagar : longue vie à tous nos blogs, alors !

Valérie : je ne t'ai pas mentionnée par pudeur et respect car je savais l'écho que tu entendrais dans ce billet. Mais tu y étais bien présente, toi et ta tendresse.