Hier soir, ayant terminé mon précédent roman, j'ai failli me lancer dans la lecture du Capitaine Fracasse. Depuis que Annie, la documentaliste du collège, m'a donné ce classique dans sa présentation aux éditions Rencontres de Lausanne, celle qui a accompagné toute mon adolescence, le livre n'a pas quitté les abords de mon lit. Je l'ai feuilleté quelques instants, parcourant des yeux la longue description du début: "Sur le revers d'une de ces collines décharnées qui bossuent les Landes, entre Dax et Mont-de-Marsan, s'élevait, sous le règne de Louis XIII, une de ces gentilhommières si communes en Gascogne, et que les villageois décorent du nom de château.". Passant de cet incipit où j'admirais le rythme de la phrase à, quelques pages plus loin, un portrait de Béelzébuth, "un vieux chat noir, maigre, pelé comme un manchon hors d'usage et dont le poil tombé laissait voir par places la peau bleuâtre." Un instant, je me suis arrêté au portrait de l'auteur, homme gras dans l'apparence et aux traits un peu grossiers, qui pourtant brilla par la grâce de sa plume, puis je me suis dis que, décidément, j'allais me garder cette friandise pour les vacances de Noël. Quel meilleur moment pour me replonger dans ces lectures d'enfance tout en en goûtant la musicalité du style?
J'avais encore le choix mais ce fut finalement un livre de Pontalis, un de plus, qui l'emporta: L'Amour des commencements, publié en 1986. Mais j'eus à peine le temps de l'ouvrir à la bonne page que, la fatigue aidant, je m'endormis et c'est seulement ce matin, pendant le contrôle des latinistes, que j'en entamai la lecture.
Je n'en lus qu'une trentaine de pages, précisément le premier chapitre intitulé L'Amour du lycée. Après, je posai le livre et restai un long moment interdit. Ce que je venais de lire, c'était moi, mon histoire à quelques mots près, mes refus, mes humeurs, mes passions, tout ce que j'avais aimé au début de mes études, tout ce qui me lie encore aujourd'hui si fort aux mots. Je venais de découvrir, plus clairement exprimé que je n'aurais jamais pu le faire, plus subtilement aussi, plus profondément, car Pontalis, même dans ses essais "littéraires" n'oublie jamais totalement ses outils de psychanalyste même s'il en a ôté la blouse, je venais de retrouver tout ce qui m'anime depuis ma prime formation et que je mis particulièrement en œuvre lors de l'ouverture de ce blog. Même la référence aux longs et puissants fleuves d'Amérique y était.
Je crois que celui qui lira ce chapitre me connaîtra beaucoup mieux que s'il avait devant les yeux une photo de moi nu. Je me suis renseigné: Jean-Bertrand Pontalis a quatre-vingt cinq ans, l'âge de ma mère, exactement. Comment peut-on être aussi semblables avec près de trente années d'écart? Mais surtout comment peut-on avoir connu les mêmes réactions face aux mêmes choses apprises? Comment peut-on avoir emprunté dans sa formation, et sa déformation, les mêmes allées glorieuses et les mêmes sentiers de traverse? Le monde des Humanités n'a-t-il donc définitivement bougé qu'après mon passage au lycée?
Ce soir, je vais reprendre ce livre. Pour le faire sereinement et sans fausse espérance, je dois oublier ce premier chapitre, le détacher de l'ensemble et aborder sans regret d'autres rivages de cet être si riche et si divers. Je relirai probablement ces premières pages dans les jours à venir. Dans quelque temps, le temps que l'émotion soit calmée, le temps de retrouver des yeux plus neutres et plus attentifs, le temps de refaire de l'autre autre chose que sa propre image dans un miroir face à une porte d'entrée.