vendredi 31 juillet 2009

Fin du jour



Rue Dedieu, à Villeurbanne. L'œil était dans la rue et regardait....

Correspondances

Deux heures à Miribel, seul. Stéphane est parti en vacances. Impression de pareil et d'autrement à la fois. Je suis arrivé juste à temps pour récupérer notre place habituelle (déjà des habitudes!). Ensuite beaucoup de mecs, par deux ou par trois, tous beaux aujourd'hui, et calmes. L'eau était pour moi à une très bonne température, c'est-à-dire plutôt chaude et assez limpide, à cause du manque de vent.

J'ai lu, beaucoup, et terminé un livre d'Annie Ernaux et Marc Marie: L'usage de la photo. Cette lecture ajoutait à l'étrangeté que j'avais ressentie en arrivant. Je suis resté muet pendant les deux heures de plage, goûtant le repos que je prenais et ne donnant pas prise au moindre contact. La superposition temporelle de ce silence, de la sensation de déjà vu et de nouveauté à la fois, de la réflexion sur l'image, essentiellement amoureuse ici, des mots écrits et de ceux que je formais dans ma tête à tout moment, tout a fait que, pas un seul instant, je ne me suis senti dans la "vraie" réalité. Comme si j'étais au centre d'une coïncidence parfaite de réel et de fiction, où le monde s'imbrique parfaitement avec le rêve.

Et j'ai pressenti, en lisant quelques pages de Fenêtres, de Jean-Bertrand Pontalis, que je poursuivais la même chimère, que je m'embarquais sur le même bateau fantôme où les mots, cette fois-ci, prenaient le pas sur l'image. Ces moments de plénitude absolue me surprennent toujours. Rien n'a été préparé et toutes les correspondances sont là, même le minuscule lézard qui trouva un instant refuge sur ma serviette de bain et me fixa comme s'il allait parler.

La chaise

Je suis arrivée dans mon premier appartement dans les années soixante-dix. Je ne parviens pas à me souvenir de la date exacte. Il faisait chaud et c'était l'été, l'époque où un certain nombre de gens déménagent et en profitent pour renouveler un peu leur mobilier.

C'était un tout petit appartement, cuisine, chambre et salle de bains, plus un minuscule rangement où s'entassaient les choses qui n'avaient pas trouvé place ailleurs. Petit mais très clair et agréable, particulièrement la cuisine où nous passions la majeure partie de notre temps puisque la table qui occupait le pan de mur à gauche en entrant servait aussi de bureau où il travaillait pour son mémoire sur Julien Green.

J'aimais le voir réfléchir, penché sur ses livres et griffonnant de nombreuses fiches et feuillets de différentes couleurs. Quand il était concentré, il retrouvait un air d'innocence qu'il avait sans doute enfant, avec un zeste de bouderie qui donnait envie de l'embrasser. Il ne fallait pas le déranger dans ces moments-là, le moindre bruit inattendu le faisait sursauter et il émettait alors chaque fois un petit grognement qui tenait aussi bien du ronron d'un chat endormi que de l'avertissement d'un chien qui protège son os.

Il était étudiant en lettres et menait la vie de tous les étudiants à cette époque, quand l'existence était encore légère et que la menace du sida ne planait pas sur les joutes sexuelles que l'on entamait avec divers partenaires aussi vite rencontrés que perdus de vue. Parfois des amis à lui venaient à la maison. J'aimais ces soirées où chacun donnait son avis sur la marche du monde, où personne n'écoutait personne, où l'on buvait et fumait plus que de raison et où, quelquefois, le jour se levait avant que l'on ait trouvé réponse à la question soulevée ou que la fatigue soit venue à bout des plus acharnés.

Des filles se mêlaient parfois à son groupe d'amis. Elles se ressemblaient toutes, avec leurs grandes robes floues en tissus vaporeux et leur parfum aux senteurs orientales qui concurrençaient un instant les effluves des bâtonnets d'encens que l'on allumait ces soirs-là. Mais comme les garçons, elles s'asseyaient le plus souvent par terre, calant leur dos contre la cuisinière ou la porte du réfrigérateur. Elles apportaient seulement quelques notes plus aiguës dans la cacophonie de la discussion.

Parfois, au contraire, il ne rentrait pas de la nuit. Je l'imaginais ailleurs, dans une autre cuisine, sous une autre soupente, toujours occupé à refaire le monde ou à comparer les mérites d'auteurs que peu à peu ils découvraient: Lautréamont et Spinoza, par exemple. Cela me faisait sourire. Toujours, j'ai gardé les pieds sur terre. Je m'ennuyais un peu, ces soirs-là, à rêver en fixant la réverbération sur le carrelage de la lumière bleue de l'enseigne du coiffeur d'en face, à écouter le frigo qui alternait moments de calme et sursauts frénétiques comme un dormeur qui échappe un instant à l'apnée. J'aurais aimé être avec lui, là-bas, mais jamais il ne m'emmenait, bien sûr.

Puis il chercha du travail et en trouva: on lui confia des remplacements dans toute la banlieue de Lyon. Une semaine à Grigny, quinze jours à Oullins (qu'il semblait particulièrement apprécier), six mois à Vénissieux, dont il rentrait le soir fatigué et d'humeur agressive, un an enfin à Décines, la meilleure année sans doute. Peu à peu, le mémoire de maîtrise fut oublié et remplacé par des copies d'élèves, toujours plus nombreuses, toujours couvertes de plus de marques rouges lorsqu'il s'arrêtait, exténué, à la fin du paquet.

Pourtant, malgré la fatigue, ce boulot semblait lui plaire. C'est l'époque où nous avons passé le plus de temps ensemble: il ne sortait presque plus le soir et les amis venaient aussi moins souvent. Parfois, sans avoir mangé, il s'effondrait sur le lit et s'endormait immédiatement. De la cuisine où je restais, j'entendais clairement ses ronflements s'il avait gardé la position sur le dos. Nous nous retrouvions au milieu de la nuit, quand la faim le réveillait et qu'il ouvrait, malgré ma désapprobation, une boîte de sardines à l'huile qu'il ingurgitait à une vitesse phénoménale avant de se recoucher et de se rendormir immédiatement.

J'ai aimé ma vie avec lui. Pourtant, un jour, nous nous sommes séparés. Sans heurt particulier, plutôt calmement. C'est un de ses amis qui m'a hébergé, un de ceux qui venaient le soir et s'en allaient au petit matin. Mais celui-ci ne parlait pas, ou parlait moins. Il n'était pas étudiant, et je n'ai jamais su comment ils s'étaient rencontrés. Ils étaient très liés pourtant, au moins un temps, celui de la rédaction du mémoire, car ensuite les liens qui les unissaient se distendirent, comme si un enseignant de lettres ne pouvait plus fréquenter un ouvrier. A moins que ce ne soit l'inverse et que l'ouvrier se soit alors senti dans une position trop visiblement inférieure. Je suis presque sûre qu'ils ont été amants, pendant plus d'une année. A cette époque, on se posait moins de questions sur la fidélité.

Quand je pense aujourd'hui à cette période de ma vie, je ne regrette rien. Le temps a passé, j'ai vieilli, j'ai connu d'autres hommes, d'autres femmes aussi. Ils m'ont patinée peu à peu, tous. Les uns étaient délicats et attentifs, les autres brusques et impétueux. Certains ont voulu que je change de coloration, pour d'autres il fallait revenir à l'aspect naturel. Qu'importe! On ne m'a jamais fait souffrir, j'ai eu de la chance, ou de la patience. J'ai vécu, selon les moyens de chacun, dans des lieux ensoleillés ou au fond de cours sombres, au sommet d'un immeuble avec terrasse ou dans des ruelles étroites où l'on partageait journellement (et la nuit surtout) la vie du voisin d'en face.

J'étais belle, puis j'ai vieilli. La mode a changé, je n'ai pas eu envie de la suivre. Je me suis casée, assagie. Finie la vie de barreau de chaise! (C'est une expression qui m'a toujours fait sourire: quelle vie peut bien avoir un barreau de chaise? Enfin...). J'ai accepté tout cela parce que c'était dans l'ordre des choses. Je pensais finir ainsi, tranquillement et je n'ai pas vu venir l'orage. Je n'y étais pas préparée. Mon dernier mec m'a larguée, salement. Un jour que nous roulions sur un boulevard presque déserté à cause de la chaleur de ce début d'après-midi, il a soudain ralenti devant le vieux cimetière, a ouvert la portière et m'a éjectée de la voiture, sans un mot, sans un regard.

Je ne me suis pas fait mal, j'ai eu la chance de retomber sur mes pieds. Quand j'ai compris ce qui s'était passé, sa voiture disparaissait déjà sur le pont du chemin de fer. Je suis restée plantée là, sans bouger, sans personne pour me venir en aide. Quelques minutes plus tard, pourtant, un homme mûr qui sortait du cimetière avec son arrosoir vert à la main, de ceux d'un modèle standard que l'on trouve partout, un onze litres, me mit gentiment à l'ombre contre la maison du fleuriste. Mais, après sa bonne action, il se dirigea comme si de rien n'était vers sa voiture garée sur le terre-plein en face et ne m'adressa plus un seul regard.

Qu'allais-je devenir? Je ne pouvais rester là indéfiniment, ce n'était pas une solution. Mais je n'avais plus nulle part où aller. Et d'ailleurs étais-je sûre de vouloir trouver un autre ailleurs après ce qui venait de se passer? Risquer une même mésaventure une seconde fois ne me tentait pas. J'étais en train d'éliminer une à une toutes les solutions qui me passaient par l'esprit, les unes parce que trop utopiques, les autres parce que trop noires, lorsqu'une très vieille dame sortit à son tour du cimetière.

Elle était littéralement cassée en deux, son torse faisant un parfait angle droit avec ses jambes qui se mouvaient difficilement sur le bitume. Elle était vêtue d'un tablier léger de vieillarde, de ceux qu'à partir d'un certain âge elles ne quittent plus, avec des couleurs rappelant à la fois leur deuil et leur reste infime de souffle vital. Derrière elle, elle tirait un caddie défraîchi d'où dépassaient le manche d'un petit balai et le haut d'un sac plastique jaune destiné sans doute à protéger ce qu'elle transportait.

En tournant légèrement la tête sur le côté, autant que l'usure de sa colonne vertébrale le lui permettait, elle m'aperçut et émit alors un profond soupir que, bien qu'éloignée d'elle de plusieurs mètres, j'entendis parfaitement. Elle l'accompagna d'un sourire qui dévoila un bref instant sa denture en ruines. Elle semblait vraiment heureuse de me trouver là. D'un geste brusque dont je ne l'aurais pas crue capable, elle fit dévier la trajectoire du caddie et s'approcha de moi. Lorsqu'elle entra dans la zone d'ombre, je sentis l'odeur aigrelette qu'elle dégageait en se déplaçant. Il me faudrait faire avec. Elle rangea ensuite son caddie bien contre le mur, en en réajustant le rabat comme si elle voulait me masquer son contenu, vérifia que je ne m'étais pas déplacée et se laissa tomber sur moi, s'abandonnant si totalement que mes vieux pieds en grincèrent de surprise.

Ainsi venais-je de retrouver un emploi, mon dernier: bâton de vieillesse ou plus justement chaise de repos pour vieillard fatigué venu fleurir la tombe de son conjoint disparu depuis des années. Et quand ce serait mon tour, je savais où je finirais: j'avais, en tombant de la voiture, eu le temps d'apercevoir, derrière le grillage qui remplaçait sur quelques mètres le mur du cimetière effondré, le dépotoir où chacun se débarrassait de ce qui, un temps, avait été, l'orgueil de la tombe et qui avait flétri, séché ou s'était fracturé sous le soleil et le froid.

On m'y trouverait bien une petite place, à moi la chaise.

jeudi 30 juillet 2009

Tristes Revanches

Des nouvelles, écrites par une femme. Deux raisons suffisantes pour que ce livre ne me tente pas. Je n'aime que modérément ce genre littéraire et l'écriture féminine m'a parfois rebuté par le passé, même si je note un certain nombre d'exceptions à cette dernière allégation (Yourcenar par exemple).
Mais lorsque l'écrivain est Yoko Ogawa, je suis prêt à de nombreuses concessions, et j'ai bien fait de les faire.

Tristes Revanches regroupent onze nouvelles de cette japonaise dont j'ai déjà lu tant de romans. Au lieu de rassembler en un ouvrage des textes qui n'ont aucun rapport les uns avec les autres, elle a eu l'idée intéressante de relier chacun de ces textes avec chacun des autres par un détail, un personnage, un lieu déjà aperçus ailleurs. Ainsi avons-nous l'impression de nous mouvoir dans un espace resserré, aussi bien géographique que psychologique, et pouvons-nous, au delà même des ponts installés par l'auteur, en imaginer d'autres selon notre propre fantaisie.

Si nous entrons dans la perversité légère (et quel délice que cette perversité!) de Ogawa, nous sommes totalement chez nous et libres de finir comme bon nous semble certaines de ces nouvelles qui peuvent sembler inachevées: par exemple, dans La vieille Femme J, que sont devenues les deux mains disparues (même si le texte nous propose sans en avoir l'air une réponse sidérante à cette question)? Quelle est l'importance des tomates qui s'échappent du camion accidenté sur le pont dans Les derniers Instants du tigre du Bengale?

Ogawa a, comme d'habitude, ici l'art de nous faire effleurer l'horreur en nous évitant le mouvement de recul, parce que ses personnages sont totalement à l'aise dans cette horreur, qu'elle fait partie d'eux-mêmes au titre de quotidienneté, de banalité à peine digne d'être mentionnée. Le style se calque sur cette quotidienneté, sans jamais pourtant tomber dans le parler, le laisser-aller oral. Il coule avec une grande simplicité et une belle limpidité, pour lesquelles il faut sans doute aussi remercier la traductrice, toujours la même, chez Actes Sud: Rose-Marie Makino-Fayolle.

La vieille femme se tourna vers la place, passa les doigts dans ses cheveux frisottés. Chaque fois qu'elle remuait, elle dégageait une odeur bizarre. Un vague mélange d'herbes médicinales et de fruits trop mûrs, mêlé au plastique de son tablier. Ça ressemblait aussi à l'odeur humide s'échappant de la petite serre où mon père cultivait autrefois ses orchidées (...)
- C'est bien qu'il y ait des fraisiers à la crème... Je désignais la vitrine réfrigérée. En plus, ce sont des vrais. de véritables short-cakes, sans gélatine ni fruits bizarres, ni personnages décoratifs, de la crème et des fraises, c'est tout.
- Oui, vous avez raison. Je vous les garantis. C'est la meilleur gâteau de la boutique (...)
- C'est pour mon fils. Aujourd'hui, c'est son anniversaire.
- Ah bon? Toutes mes félicitations. Et votre fils a quel âge?
- Six ans. Il aura toujours six ans. Il est mort.

( Trad. de Rose-Marie Makino-Fayolle)

Une journée avec Nicolas

Une bonne partie de la journée passée avec Nicolas. Il était presque à l'heure ce matin devant le carrousel de la place de la République, s'est excusé de ses deux minutes de retard, ce qui m'a fait sourire. Il commençait donc par son côté enfant bien élevé!

Le bar où il voulait m'emmener avait déménagé: Rue du Plat, tu sais où ça se trouve?
Bien sûr que je le sais: nous avions même prévu de déjeuner tout près. Pas trop de mal à trouver la nouvelle adresse. En passant, j'ai vu que la municipalité avait débaptisé la rue Alphonse Fochier au profit de Saint-Exupéry, gloire lyonnaise nouvellement récupérée. Je n'ai rien contre, pourtant la disparition du nom de ce professeur de clinique obstétricale du XIX° siècle entraîne aussi celle de l'un des jeux de mots préférés des anciens habitants du quartier qui aimaient à nommer cette artère "la rue de l'impératif catégorique" (ben oui, "fochier"!). Nicolas, à qui je l'ai dit, ne connaissait pas cette lyonnaiserie à tendance fortement scatologique.

Le bar est aussi un restaurant et une librairie du monde. Malheureusement, j'en ai oublié le nom. J'y ai bu un cocktail de fruits inattendu, baobab et hibiscus (goût bizarrement dominant: le raisin) et goûté celui de Nicolas: hibiscus et menthe (plus fort que le mien). Repas à Little Italy, place Antoine Vollon, dont la fontaine disparaît presque derrière d'importants travaux. Au passage, cherché à savoir si F. était dans son bureau mais nul oiseau au nid! Dommage: je lui aurais présenté Nicolas!

La conversation, de sujets futiles ou professionnels, a vite évolué vers des propos plus personnels, de la part de l'un et de l'autre. Il semble que, bien que profondément différents, nous ayons des similitudes de fond, sur l'importance accordée à la notion de paternité par exemple, sur effondrement et reconstruction de soi. Notre rencontre et notre amitié, comme il l'a dit lui-même, étaient hautement improbables. Pourtant nous nous sommes rapidement apprivoisés mutuellement. Pourquoi?

Un petit tour chez Decître où je lui ai conseillé quelques lectures, un dernier verre place Bellecour, à rajouter quelques touches légères aux tableaux précédents, et nous nous sommes quittés devant son bus, du soleil plein les yeux, un grand sourire aux lèvres.

Ah! J'oubliais: j'ai eu droit à la bise, à l'arrivée comme au départ. Il a la barbe douce.

Silence

En parcourant ces jours-ci la blogosphère, je pourrais dire, comme Blaise Pascal:

"Le silence (éternel?) de ces espaces infinis m'effraie".

mercredi 29 juillet 2009

L'escalier

En se rapprochant de la grille, il aperçut mieux la cour ou ce qui semblait être un espace libre assez important pour permettre une évacuation rapide en cas de danger. De nombreux adolescents traversaient cet espace sans arbre au même moment, se dirigeant tous vers un petit portillon qu'il n'avait pas remarqué, à sa gauche, permettant le franchissement de la grille. La fin de la dernière heure de cours, ou une des dernières, venait sans doute de sonner pour qu'ils soient ainsi nombreux à sortir.

Était-ce le meilleur moment pour pénétrer dans l'établissement? Bien sûr, quelqu'un pouvait le remarquer et lui demander ce qu'il faisait là. Mais choisir le moment où la foule était nombreuse était aussi un des meilleurs moyens pour se camoufler, pour passer inaperçu des deux surveillants dont il voyait vaguement les silhouettes se mouvoir dans une petite pièce vitrée attenant à la porte de sortie du bâtiment principal. Que risquait-il après tout? Il n'avait pas l'air douteux et son âge était un atout: si sa chevelure blanche ressortait trop au milieu de toutes ces tignasses brunes, elle lui donnait aussi un sérieux air de respectabilité. Il pourrait toujours prétendre, si on le questionnait à son passage, qu'il venait se renseigner sur la fameuse citerne romaine qui se trouvait sous le lycée et qu'il espérait visiter depuis des années sans jamais trouver le moyen d'y parvenir ( il saurait plus tard, en ressortant, que ce puits profond ne se visitait plus qu'une fois par an, à cause des dangers de possibles éboulements, au moment de la visite annuelle des pompiers qui vérifiaient la stabilité de l'ensemble. Il fallait alors posséder une autorisation spéciale à demander, on n'avait pu lui préciser à qui.)

Il se décida alors mais, pour ne pas avoir la conscience trop perturbée, il ne profita pas du passage d'un groupe de lycéens pour franchir le portillon ouvert. Il attendit au contraire que celui-ci se soit refermé et appuya, avec la mine la plus décontractée qu'il put se faire, sur l'interrupteur qui demandait l'ouverture à la pièce vitrée. A sa grande surprise, la clenche émit immédiatement un petit bruit métallique et le portillon bougea de quelques centimètres sous l'effet du ressort libéré. Quelqu'un avait-il même pris le temps de vérifier qui sonnait avant d'ouvrir? La rapidité de la réponse permettait d'en douter. Ou bien l'ouverture était-elle automatique à certaines heures?

Quand il traversa l'immense esplanade, il constata qu'elle s'était rapidement vidée des élèves qui tout à l'heure s'y bousculaient et qu'il y était maintenant à peu près seul, à l'exception d'un couple hermaphrodite aux pantalons pendants qui avançait à petits pas vers la sortie en ne cessant de s'embrasser. On allait le voir, on allait lui demander la raison de sa présence dans l'établissement. La loi Vigie Pirates était encore en application, il le savait bien, lui qui ne supportait pas que ses élèves abandonnent même un instant leurs sacs dans les couloirs ou dans un recoin pourtant assez large près des toilettes du deuxième étage.

Bizarrement, lorsqu'il passa devant la pièce vitrée dont la porte s'ouvrait immédiatement à gauche au sommet des marches du perron, les deux surveillants, un homme et une femme, tous les deux jeunes et affairés, ne lui accordèrent pas un regard et continuèrent la conversation qu'ils menaient en triant des fiches qu'ils replaçaient dans des boites à chaussures. C'est en tout cas à cela que faisaient penser les rectangles de carton léger qu'ils tenaient bien à plat sur leurs genoux.

Il reprit une respiration normale, c'est-à-dire qu'il recommença à respirer, après avoir fait deux ou trois pas droit devant lui dans un hall qu'il découvrait. La surprise venait de l'exiguïté de cet atrium au vu de la masse imposante de la façade principale du lycée. Plutôt qu'un atrium, c'était le point de rencontre de trois larges couloirs qui partaient l'un à l'est et les deux autres au nord et au sud. Dans ces deux dernières directions, ils longeaient la façade principale et étaient éclairés par les larges et hautes fenêtres dont le rythme régulier scandait l'architecture classique. Celui qui partait devant lui, à l'est traversait bientôt une cour intérieure et était abrité d'une verrière inondée de soleil à cette heure-là de l'après-midi.

Il décida de s'avancer par là, surpris que la température, à cause de l'ensoleillement, n'y soit pas plus élevée. Le couloir donnait dans une deuxième aile du lycée, parallèle à la première et tout aussi imposante. Lorsqu'il l'eut traversée, il se retrouva dans une seconde cour, plus vaste celle-ci et au sol zébrée de marques peintes en blanc délimitant les terrains de différents sports. A chaque bout était installé un panier de basket dont l'armature rouillée avait connu de meilleurs jours. Cette cour s'arrêtait devant un grillage qui établissait la limite du terrain plat. Derrière le grillage, la pente s'accentuait rapidement et dévalait, à travers un lacis d'arbustes que l'on n'avait pas entretenus depuis longtemps, jusqu'à la vieille ville, que l'on n'apercevait pas car masquée par la trop forte pente, et, plus loin, jusqu'à la plaine où s'était installée la ville moderne au cours des siècles. Au fond, la tour du centre commercial, celle que l'on avait tout de suite surnommée le crayon, tant la verrière pointue qui en occupait le sommet, rappelait cet outil d'écolier, barrait d'un trait horizontal l'horizon trop uniforme.

C'est en revenant sur ses pas qu'il découvrit l'escalier. Il ne l'avait pas vu à l'aller alors qu'il était passé tout près, mais les premières volées de marches étaient dissimulées par l'ombre, surtout quand on sortait de la verrière inondée de soleil. C'était un escalier massif, avec solides balustres de pierres, qui peu à peu émergeait de l'obscurité et gagnait en clarté au fur à à mesure des étages. Déjà, au premier demi-palier, la lumière jouait sur le mur et les marches en provoquant comme une distorsion de la forme. Cette impression s'accentuait lorsque l'on montait davantage, comme si l'escalier était vivant et respirait au rythme de la luminosité changeante.

Ainsi les angles droits, lorsque les marches changeaient de direction, ne semblaient plus aussi droits. Ils s'arrondissaient, plus doux, comme invitant à laisser glisser la main sur le bois poli de la rampe. Les étages eux-mêmes, qu'il apercevait en levant la tête, ce qui provoqua rapidement chez lui une sorte de vertige, d'aspiration vers le haut, n'avaient plus tous la même hauteur: certains, les plus proches, avaient diminué et il paraissait impossible à un homme d'une taille normale de pouvoir y circuler sans contrainte; d'autres, ceux qu'il entrevoyait tout au sommet, avaient perdu en largeur ce qu'ils gagnaient en jaillissement vertical en direction du plafond si lointain qu'on le discernait à peine dans un poudroiement de clarté dorée.

Mais l'instant d'après, c'était l'inverse: ce qui était haut rétrécissait, comme mû par une pulsation cardiaque, ce qui était bas se libérait tout à coup de la pesanteur et s'étirait comme le ruban de guimauve proposé aux enfants lors des promenades au parc en après-midi. Seule était stable la rampe à l'endroit où sa main, pour se rassurer, l'avait empoignée lorsqu'il avait levé la tête. Tout le reste était vivant et même la rampe menaçait à tout instant de lui glisser entre les doigts s'il n'y prenait garde.

Il devina qu'il devait avancer encore. Rester immobile équivalait à s'exposer au danger: et si les marches elles-mêmes, qui jusqu'ici avaient accepté le poids de son corps, sur lesquelles il avait pu prendre appui sans y réfléchir comme n'importe qui montant un escalier en rentrant du travail ou les bras chargés de courses alimentaires, si ces marches auxquelles on ne prêtait jamais attention, si ce n'est parfois, pour les compter machinalement, venaient elles aussi à trahir, à ne plus le soutenir, à s'amollir jusqu'à engloutir ses quatre-vingts kilos? L'appui sur la rampe serait-il suffisant pour sauver son corps de l'absorption, pour empêcher ces sables mouvants de le digérer en quelques minutes?

Il parvint enfin au premier palier, désert comme tout ce qui l'entourait maintenant. Les grandes ouvertures donnant tout à l'heure sur l'extérieur avaient disparu. Le mur était uniformément lisse et la vieille peinture crème laissait voir partout les empreintes de saleté laissées par les élèves ou les courants d'air poussiéreux. Pourtant la luminosité n'avait pas disparu: elle semblait émaner du mur même, comme s'il réverbérait une source interne de rayons, plus doux que ceux du soleil, comme si elle se réalimentait à elle-même et noyait tout dans une sorte d'opalescence hypnotique.

Au fond, contre le mur le plus étroit, une petite porte. Comment pouvait-elle être aussi loin? L'escalier était sans doute toujours derrière lui mais il ne voulait pas se retourner: il craignait que ce geste ne le fasse disparaître définitivement et qu'il se retrouve ainsi coincé sur ce palier, suspendu pour combien de temps au-dessus du vide qui peu à peu absorberait le peu d'espace qui restait autour de lui. Ne pas voir signifiait refuser le danger. Lentement (mais pourquoi si lentement? pourquoi ses jambes n'avançaient-elles pas plus vite? pourquoi ses pieds pesaient-ils si lourd au sol? pourquoi son cerveau, pourtant en état d'alerte extrême, ne parvenait-il pas à donner des ordres plus virulents?), il voyait son corps, ou plutôt l'ombre de son corps (car il lui sembla alors que sa chair elle-même s'était dissoute dans la lumière laiteuse), avancer centimètre après centimètre vers la porte du fond.

Il fut bientôt obligé de ramper, de s'étaler même, comme une flaque d'eau ou une tache d'huile qui peu à peu dérive dans le sens de la pente. Ses dernière forces furent consacrées à rectifier la trajectoire, à l'éloigner du bord où ne se trouvait plus aucune balustrade et d'où il voyait quelques gouttes de lui-même franchir le rebord et plonger dans le vide en-dessous où elles allaient s'écraser (combien de mètres plus bas?) en émettant un son mat, comme venu du fond d'un puits. La porte qu'il voyait d'en bas (pourquoi pensa-t-il à ce moment-là à son chien, mort des années plus tôt? Puis, tout de suite après à un enfant ou à un nain, ce qui lui tira un petit rire nerveux) ne se rapprochait qu'avec une lenteur ahurissante.

Il décida alors de jouer le tout pour le tout. Tout ce qui était encore dans un état solide en lui se crispa, se ramassa dans un ultime effort, laissant derrière des lambeaux d'humidité irrécupérables. Il parvint à se redresser un peu et, en tendant ce qui autrefois avait été son bras droit, atteignit enfin le loquet qu'il empoigna tant qu'il en avait encore à peu près la force et fit lentement, très lentement tourner. Après une longue résistance, le loquet consentit à bouger: la porte était fermée à clé.

Lorsque le concierge passa, plus tard, pour vérifier si tout était en ordre, il remarqua, au pied de l'escalier d'honneur, une petite flaque de liquide clair qui commençait déjà à s'évaporer.
" Ah! ces gosses! Toujours à jouer avec de l'eau. Il faut dire, avec cette chaleur!"

Il y a des jours

Il y a des jours où la main est trop lourde en remplissant le réservoir à eau, d'autres où la cuillère a été trop chargée en café.

Il y a des jours où le jet est trop froid, à peine mais trop tout de même, d'autres où l'on se brûle presque en le dirigeant sur sa poitrine.

Il y a des jours où l'on se réveille trempé, sans que le sommeil de plomb ait donné l'occasion de se rende compte de la chaleur, d'autres où l'on récupère un avant-bras glacé, comme s'il n'était plus à soi, pour le réchauffer au reste du corps.

Il y a des jours où le moindre bruit agace parce qu'il vous tire d'un rêve inachevé, d'autres où c'est le silence trop profond qui déclenche le réveil angoissé.

Il y a des jours où faire un geste coûte tant le corps est lourd à mettre en route, d'autres où les draps enchevêtrés témoignent du long combat livré à soi-même dans les heures de la nuit.

Il y a des jours où la première pensée a du mal à se préciser, restant floue comme une photo où l'on n'a pas fait le point, d'autres où elle se présente aux premières secondes de veille, froide, acérée, nette comme un tranchant, affolant les battements du cœur.

Il y a aussi des jours où les caresses du rêve sont encore là derrière la paupière close, où le drap n'est pas contrainte mais frôlement complice, léger, où le corps est entier et s'étire dans son animalité première, où le monde alentour chante son quotidien moderato, pour séduire le vivant, où la douche se fait vêtement de pluie sur la peau en attente et où le café bouillant n'a jamais été aussi bon.

Il y a des jours.

mardi 28 juillet 2009

Figurant

Il y a un moment, le soir, où la lumière est fantastique sur Gambetta: entre 20h et 20h30, quand le soleil va plonger derrière Fourvière et illumine tout le cours dans son axe est-ouest. C'est là qu'il faut sortir avec l'appareil.

Ce que j'ai fait ce soir. Après avoir pris quelques photos, j'ai été interpellé par un petit groupe de maghrébins qui se désaltéraient d'une bière au bar de la Radio. J'ai cru que les ennuis commençaient et qu'ils pensaient que c'étaient leurs portraits que j'avais tirés auparavant, alors que seule la lumière naturelle dans le réverbère m'intéressait.

Pas du tout: l'un d'eux me montra un homme assis à une table proche:
"Regardez: vous ne le reconnaissez pas, ce monsieur? C'est un homme connu, du cinéma!"
J'avais beau le dévisager, rien: je n'avais aucun nom à mettre sur ce visage inconnu. Ni acteur, ni réalisateur. Je ne voyais vraiment pas. Alors l'homme en question prit pitié de moi et me demanda si ça m'intéressait d'être figurant dans un film qui allait se tourner à Lyon. S'ensuivit une discussion sympathique entre tous, auxquels il faut rajouter un autre prof et une femme travaillant elle aussi pour le cinéma.

Le film en question: Les Mystères de Paris, d'après Eugène Sue, qui ont déjà connu de nombreuses adaptations, dont une par André Hunebelle avec Jean Marais en 1962. Pourquoi en enregistrer une nouvelle version pour la télévision, en trois épisodes? Les Mystères de Paris tournés à Lyon, donc, ce qui semble cocasse, et en partie dans les souterrains près de la Saône, dixit le preneur de son (métier du monsieur). S'agit-il de ces grandes salles voûtées servant de citernes autrefois que j'ai eu l'occasion de découvrir à la télévision? Si oui, cela m'aurait bigrement intéressé, mais en septembre, j'aurai d'autres occupations plus obligatoires, celles-ci. Dommage!

Quel âge avais-je lorsque j'ai lu ça? Je crois ne l'avoir jamais terminé. Je me souviens seulement que, au début de l'adolescence, nous en avions beaucoup parlé avec Yvon et que certains personnages nous impressionnaient, nous faisaient presque peur: n'y a-t-il pas une horrible vieille surnommée la Chouette et un autre dont le visage a été défiguré par un jet d'acide? Les noms me reviennent. Avec la Chouette on trouvait le Chourineur et le Maître d'Ecole, tous des méchants. Les gentils, eux, je les ai oubliés.

Quand je suis reparti, la demi-heure de lumière était presque terminée. Je suis descendu jusqu'au Rhône et j'ai regardé les deniers rayons disparaître derrière la basilique. L'amphithéâtre des berges s'emplissait peu à peu.

lundi 27 juillet 2009

Poussière

J'ai dépoussiéré hier la photo de Pierre sur mon bureau. Elle y est toujours, souvent masquée par un fatras innommable de choses accumulées: trousseaux de clés, programme de réjouissances passées ou à venir, dossiers urgents en instance d'être réglés, petits pense-bête oubliés là, romans terminés que je n'ai pas encore résumés, boîte de chewing-gums, coupons de réduction d'une grande surface, appareil photos, portefeuille, agenda, trousse,....

Pierre a toujours le sourire, assis dans le jardin du Bois D'Oingt, au printemps 2004. Un an à vivre, c'est tout. Il ne le sait pas, moi non plus qui prends la photo, une des dernières en argentique, comme si le monde, après, changeait définitivement. Nous croyons encore tous les deux qu'il va s'en sortir. Ou bien le généraliste m'a-t-il déjà assommé de son annonce de Cassandre? Je ne sais plus aujourd'hui. Si, je sais que oui. Le sourire est tendre mais l'œil est apeuré. La maigreur du bras posé sur le ventre contraste avec le gonflement de celui-ci sous la chemisette blanche. Nous avions la même. J'en ai deux aujourd'hui.

Pierre a pris la poussière sous le verre du cadre jaune. Je l'ai essuyé du revers de la manche. Je n'en ai pas éprouvé de mauvaise conscience. Il faut que Pierre prenne la poussière. Les seuls étés à Lyon étaient ceux de sa maladie. La lavande grandit sur la tombe. J'y passe moins souvent. Je m'y frotte les mains, quand j'y vais, pour en garder l'odeur.

Ce matin, je l'ai entendu, voix claire dans la cour: "Bonjour, maman. Comment ça va? Est-ce que tu as bien dormi?" Il était huit heures et quart. Le jour commençait. Poussière de temps.

Aimer

Aimer ce n'est ni se pencher sur l'autre, ni l'attirer à soi, c'est s'aider réciproquement à être soi-même.

(Abbé Pierre, à la date du dimanche 26 juillet sur l'éphéméride de ma mère.)

Voilà. Tout est dit, simplement. C'est un peu ce que je t'ai dit aussi, à toi qui te posais la question sur lui, sur ce que tu devais faire avec lui.

samedi 25 juillet 2009

Deux pour le prix d'un

Et hier soir? Nuits de Fourvière. Concert de Le forestier/ Sanson. Offert par ma sœur. Pas mal. Dommage qu'on les ait mis à la suite dans la même soirée, car un peu long.
Et puis, personnellement, j'aime bien Le Forestier. J'écoute Sanson à l'occasion, mais sans plus.

Première partie (Le Forestier donc) très bien. Décor et mise en scène discrets, peu de musiciens: guitare, contrebasse et percussions. Et puis lui assis, chantant ses chansons, des nouvelles, des anciennes que tout le monde connaît et chantait avec lui, des chansons qu'il a écrites pour les autres (De Palmas, Julien Clerc), celles qu'il emprunte à d'autres (Brassens, bien sûr). De l'humour, pas d'excès, de la retenue. Moi, je dis oui. Et, en plus, ce cher Maxime ne s'est pas fait attendre: il a commencé pile à l'heure.

Ensuite une légère (?) attente et puis Sanson arrive. Les lumières se font plus violentes, plus tourmentées, le son a visiblement été monté. Son intensité sera d'ailleurs la seule chose qui me fera vibrer dans cette fin de soirée. Véronique Sanson aime le rythme, bien. Moi aussi. Elle a des paroles intéressantes souvent. Ça aussi, j'aime. Pourquoi alors les rendre inaudibles par un son trop puissant et une diction parfois emberlificotée? Quelques airs que je connaissais et que j'aimais. Le reste se perd dans le bruit. Mal de tête. Nous quitterons le théâtre antique avant la fin.

Une petite anecdote où je me montre ridicule: j'avais repéré un placeur mignon tout plein dans sa chemise rouge au dos de laquelle, outre "Nuits de Fourvière", j'avais pu lire son numéro: 09. Ainsi, je pourrais le repérer plus facilement par la suite. Quelques minutes plus tard, 09 repasse dans le coin. Je ne le vois que de dos et il me semble différent. Impression fugitive, confirmée encore un peu plus tard par la réapparition du 09 qui, cette fois-ci est... une fille! Alors, j'ai éclaté de rire et fait rire ma sœur et le rang de devant lorsque j'ai expliqué. En fait, 09, ce n'est pas le numéro du placeur: c'est l'année! Bon, d'accord, je suis parfois un peu dans la lune...

vendredi 24 juillet 2009

Syngué sabour

Syngué sabour, en perse, ça veut dire Pierre de patience. Je viens de terminer ce roman de Atiq Rahimi, dont j'avais entendu dire le plus grand bien et dont le titre me faisait rêver.

C'est effectivement un livre à lire. Principalement pour son thème: une femme musulmane, dans un pays confronté à la guerre et à l'intégrisme religieux, reste, dans une ville dévastée, au chevet de son mari tétraplégique et muet. Pour les autres, il est un combattant de la guerre sainte. Pour elle, il est celui qu'elle a attendu trois ans après son mariage pour le connaître, celui qui n'a jamais su lui faire l'amour, celui qui cristallise toutes les rancœurs et les déceptions de cette femme, celui qui représente l'homme dans ce qu'il a de détestable.

Alors, sans l'avoir voulu au préalable, elle décide de se venger, de raconter à celui qui ne peut plus qu'écouter (et encore n'en est-elle pas sûre vraiment) tout ce qu'elle a souffert, tous ses désirs refoulés, tout ce qui lui vaudrait la mort si le mari retrouvait les mouvements. La pierre de patience, c'est celle à qui l'on confie tout, sur laquelle on se décharge de tout, qui finit par exploser en libérant celui qui s'est confié à elle.

Thème intéressant donc. Style un peu moins, à mon goût. On ne saurait lui reprocher les répétitions de scènes identiques puisque c'est la vie même de cette femme, coincée dans l'accomplissement de rites immuables face à celui que son devoir lui dit de soigner. Mais l'écriture ne me plaît guère: style rapide, phrases courtes, espacement de la mise en page, emploi du présent, dépouillement systématique. Cela ressemble trop à une volonté de faire moderne, de suggérer plutôt que de dire, ce qui, en soi, n'est pas détestable si la suggestion est à la hauteur nécessaire.

En résumé, j'ai lu ce livre assez vite, non parce qu'il me plaisait profondément mais parce que peu de choses m'y ont réellement arrêté.

"Maintenant, je comprends enfin ce que disait ton père à propos d'une pierre sacrée. C'était vers la fin de sa vie. Toi, tu étais absent, reparti une fois de plus à la guerre. (...) IL était obsédé par une pierre magique. Une pierre noire. Il en parlait sans cesse (...): Tu sais, cette pierre que tu poses devant toi, devant laquelle tu te lamentes sur tous tes malheurs, toutes tes souffrances, toutes tes douleurs, toutes tes misères... à qui tu confies tout ce que tu as sur le coeur et que tu n'ose pas révéler aux autres (...). Tu lui parles, tu lui parles. Et la pierre t'écoute, éponge tous tes mots, tes secrets, jusqu'à ce qu'un beau jour elle éclate. Elle tombe en miettes (...). ET ce jour-là, tu es délivré de toutes tes souffrances, de toutes tes peines..."
(Atiq Rahimi, Syngué sabour, Pierre de patience, POL)

Basse danse et courtoisie

Hier soir, le temps menaçant a finalement permis in extremis aux spectacles prévus à la Tête d'Or de se dérouler.

Une première partie très décevante pour moi: je connais la qualité de l'Ensemble Boréades et ne l'ai pas retrouvée hier alors qu'il accompagnait une mise en scène un peu niaise des aventures d'Alice au pays des merveilles produite par les ateliers Emelthée. Il faut dire que le vent soufflant très fort sur la pente au-dessus du lac ne permettait qu'à peine d'entendre un tiers des répliques échangées.

La deuxième partie, en revanche, était à la hauteur des promesses: les Jardins de courtoisie proposait une promenade dans le Roman de la Rose, promenade tantôt récitée, tantôt chantée, tantôt dansée. Beaux costumes Renaissance et instruments anciens. Très bonne qualité de l'ensemble. Ainsi avons-nous passé plus d'une heure à côtoyer Guillaume de Machaut, Gilles Binchois, John Bedyngham et Johannes Ockeghem ainsi qu'à décrypter le manuscrit de basses danses de Marguerite d'Autriche.

La basse danse est ainsi nommée car elle se danse au sol, sans saut ni pirouette. Comme le dit le programme: "Elle est délicate et raffinée, combinant subtilement quelques pas pour dessiner au sol des figures. C'est une danse chorégraphique qui tisse entre les danseurs, ici un homme et une femme, une relation courtoise de rencontre et d'évitement entrant en résonance avec les ingrédients de l'amour courtois."

jeudi 23 juillet 2009

Merci, deux riens.

Un air de clarinette, que l'on répète et que l'on redit dans la cour, sous la verrière.

Une odeur de vanille sur mon coussin, à la sieste.

Deux plaisirs de ma journée.

Deux bonheurs de cet été.

Et puis mon rêve...

La lumière par l'ombre

Toujours étonné, et satisfait, que le progrès pour s'installer, fasse aussi souvent des détours par l'ombre. Une émission (rediffusion?)aujourd'hui sur France-Inter abordait le thème de la circulation sanguine. L'invité faisait l'historique de l'avancé des connaissances à travers les siècles. Ainsi l'Antiquité pensait que le sang était produit par le foie, d'où sans doute le supplice de Prométhée: c'est le foie que l'aigle chaque jour lui arrache et non le coeur, car ce muscle n'était pas le symbole de la vie.

C'est Galien, un médecin grec d'Asie Mineure, qui découvrit que le sang circulait non seulement dans les veines mais aussi dans les artères, que l'on croyait jusque-là remplies d'air. Comment le découvrit-il? En exerçant un temps le métier de médecin des gladiateurs. Ainsi la pire des barbaries antiques, celle où l'homme, combattant ou spectateur, devient bête, permit paradoxalement une avancée importante de la science médicale.

La dissection fut longtemps proscrite, dans la religion chrétienne en particulier mais même les musulmans, à qui le Coran ne l'interdisait pas explicitement, n'y étaient pas favorables. Il fallut donc attendre longtemps pour progresser et infirmer quelques-unes des suppositions de Galien, présentées comme des vérités alors qu'elles n'étaient qu'inventions.

Au XIV° siècle, enfin, en Italie, à l'Université de Bologne, on la pratiqua sur deux cadavres de femmes. Quelles femmes? Des prostituées bien sûr, dont le corps avait sans doute pour ces messieurs perdu son caractère sacré. Encore une avancée par le biais de la lie. Je ne peux m'empêcher de penser à Michelet et à sa Sorcière, présentée comme outil indispensable de l'avancée de l'homme face à l'église et à la religion immobiles ou sclérosées.

Ensuite on eut, pour ce genre d'opérations, bien souvent recours à la justice: les condamnations à mort fournissaient du "matériel" aux médecins, à tel point que l'on se demanda un temps si les juges n'étaient pas un peu trop coopérants.

Émission très instructive et passionnante qui me confirme que la radio est un bien meilleur outil de culture que la télévision. Et particulièrement France Inter l'été!

La douane

Rien ne pouvait lui faire quitter son lit, ce matin-là. Il restait lové au creux de la douceur des draps qui avaient pris la forme de son corps. Le rêve était toujours là, tout près. Il ne voulait pas le perdre, pas voir disparaître cette sensation de bien-être, comme si les mains du palestinien caressaient encore sa peau.

Lorsqu'ils s'étaient approchés de la frontière, le petit conducteur arabe avait dû freiner mais la rue était en pente et les vieux freins de la voiture répondaient mal. Elle avait fini par s'immobiliser, apparemment plus sensible aux fusils braqués sur eux qu'aux coups de pédale frénétiques du conducteur.

On avait emmené le petit homme dans un bureau, une cahute plutôt, où il devait expliquer qu'il ne transportait que des légumes, et lui était resté près de la voiture avec un seul garde, un grand palestinien à la silhouette sèche, comme habituée au désert. Puis il s'était retrouvé avec le même dans une pièce sombre, en entendant, toujours.

Les regards s'étaient croisés, pour la première fois. Sous l'air courroucé et belliqueux de son garde, il avait saisi une nuance d'hésitation, un tout petit instant d'intérêt avant que les yeux ne se détournent. L'autre était resté longtemps sans rien dire, il n'avait toujours pas entendu le son de sa voix, et surtout sans tourner le regard vers lui.

Puis, imperceptiblement, il avait vu le profil bouger, l'autre peu à peu revenir sur lui, comme aimanté. A nouveau leurs regards s'étaient rencontrés et cette fois-ci davantage attardés. L'homme était beau, il ne le savait sans doute pas. Cette fêlure du regard, la timidité du combattant le rendaient désirable.

L'attente continua, toujours en silence. On ne lui avait pas interdit de bouger dans la pièce. Il passa derrière le palestinien et lui posa les deux mains sur les épaules, bien à plat pour en sentir la sèche musculature. L'autre ne protesta pas, à peine un petit recul, plus de surprise que de dégoût. Alors il fit ce qu'il voulait faire: passer les mains sous la chemise déjà entrouverte, les faire descendre le long du torse, de la peau tannée par le soleil, jusqu'aux seins de l'homme, peu marqués, légers reliefs sous la toison de poils. L'autre le regardait, perdu, effrayé et pourtant suppliant.

Un bruit, à l'extérieur, les fit sursauter. Était-ce terminé? Mais rien ne se produisit. Le palestinien alors, pour la première fois, caressa un homme, la jambe d'un homme, son semblable. Puis ce fut l'embrasement, les corps mêlés dans la moiteur de cette douane, le plaisir et la peur partagés. Qu'arriverait-il si on les surprenait? De cette partie du rêve, il ne se rappelle que la bourrasque brûlante comme un vent des sables au mouvement des corps, fraîche au goûter de la peau, enivrée aux odeurs de chaleur, avide aux morsures des dents, insatiable aux rencontres des lèvres. Ils savaient que ce serait la seule fois.

On ne les surprit pas. Ce fut l'éveil qui les interrompit. Il resta longtemps dans son lit, le souvenir de l'autre, de son odeur, de cette peau, de ses mains, à côté de lui, d'abord les yeux fermés, n'entendant que les bruits de la cour puis, lorsqu'il les ouvrit, reprenant pied dans la vie en suivant les rais du soleil filtrant à travers les volets.

De tout cela, il se souvient encore en l'écrivant, pour ne pas l'oublier.

mercredi 22 juillet 2009

Alea

Passer sa journée chez soi en se demandant s'il va se décider à pleuvoir ou pas, en profiter pour ranger son bureau en se disant que, ce soir, il y a le spectacle à la Tête d'Or, en plus avec des retrouvailles annoncées d'anciens amis pas vus depuis longtemps, supporter vaillamment (c'est à dire ne presque plus supporter) les caprices d'une mère malade en pensant que, bientôt, à nous l'herbe tendre, la musique des Jardins de Courtoisie et le Roman de la Rose, se presser d'arriver bien à l'heure, un peu inquiet cependant suite à une annonce aux infos régionales, et trouver les portes du Parc...... fermées! En cause: le grand vent d'aujourd'hui, mesures de sécurité.

Moi, j'aime les tempêtes, les éléments en colère, les bourrasques déchaînées, les nuages, les éclairs, le tonnerre, la pluie violente. Je ne suis pas stupide au point de mettre ma vie en danger par bêtise: je sais que la nature est plus forte que moi, mais j'aime quand elle me maltraite un peu. Tiens, j'ai trouvé: je suis un écolomaso! Alors j'ai du mal, chaque fois, à supporter sans grincer des dents, voire jurer très fort, que l'on m'interdise de prendre mon plaisir sous prétexte que d'autres, plus inconscients, risqueraient de ne pas sentir le danger qu'ils affrontent. Bien sûr, la ville se couvre ainsi d'éventuels accidents: mais si cela m'arrivait, que l'on se rassure, je ne ferais pas de procès à la municipalité: j'assume mes actes. En Chablais, il y avait les bois et les bords du lac Léman. A Lyon, à part le parc?

Manger rapidement et n'avoir qu'une idée en tête: ressortir. Éliminer le plus rapidement possible ce sentiment de claustrophobie ressentie devant les grilles tirées. Descendre Gambetta parce qu'il y a longtemps, se dire que je l'aime toujours, ce chemin vers le centre, vers le Rhône, vers l'ouverture de l'horizon. Commencer à prendre quelques photos, bien sûr, pendant qu'il fait encore jour.

Place Raspail, découvrir que l'on va passer des courts métrages et attendre que la nuit soit vraiment tombée, que l'obscurité permette la projection, attendre devant la ville qui s'embrase et découvrir qu'il va ce soir s'agir d'un long métrage ( Tout l'monde dehors n'en est pas à son premier changement d'idée cette année) mais pourquoi pas. S'asseoir sur les escaliers de la place plutôt que sur les sièges proposés, parce qu'on voit de plus haut, parce que la foule m'intéresse autant que le film. Partir au bout d'un quart d'heure parce que ne supportant pas plus la fumée de cigarette de la plupart de mes voisins que la violence des premières scènes vues (le film: un film africain intitulé Mon nom est Tsotsi). Rentrer chez soi et se dire que l'on a tout de même passé une bonne journée.

L'Ombre

En rangeant mes cours, que je n'avais pas pris la peine de classer depuis le mois de février, j'ai voulu aujourd'hui faire un tri drastique dans mes vielles paperasses scolaires. J'en ai rempli trois fois la poubelle bien tassée de mon bureau et ce n'est pas fini. J'ai relu certaines pages, qui m'ont inévitablement ramené des souvenirs à l'esprit, mais je n'ai pas fait de sentiments: tout ce dont je ne me sers plus a été jeté.

En feuilletant mes anciens dossiers, j'ai retrouvé par hasard un petit papier découpé dans une revue, Télérama probablement, un tout petit article intitulé L'Ombre et illustré d'une reproduction de la fresque de Masolino da Panicale, Le Péché originel (1425), qui décore la chapelle Brancacci de l'église Santa Maria del Carmine à Florence. Quel rapport entre le titre de l'article et cette fresque? Le journaliste (dont je n'ai plus le nom) nous l'explique: dans la peinture occidentale, jusqu'au début du XV° siècle, le corps humain a toujours été représenté sans ombre. Peu importait , dans un Moyen-Age qui le méprisait, de peindre avec exactitude ce corps: l'essentiel était l'âme. Ainsi, chez Masolino, Adam et Eve n'ont pas d'ombre à leurs pieds

Le plus intéressant, c'est que, dans cette même chapelle, un autre peintre, Masaccio, qui influença le premier, les peint avec une ombre. Mais c'est après le péché originel, au moment où ils sont chassés du Paradis terrestre: le corps est donc, comme dans le texte sacré, devenu réalité.

Une troisième étape est franchie par ce même Masaccio toujours dans la même chapelle avec Le Miracle de Saint Pierre: l'ombre de l'apôtre qui avance dans la rue guérit l'infirme qu'elle recouvre. Comment interpréter cette dernière réalité? Se peut-il que Masaccio ait voulu ainsi illustrer une sienne conception de la rédemption du corps, qui existe en réalité mais s'associe à l'âme dans le spirituel? Comme les premiers hommes sur la lune, la Renaissance avait fait faire elle aussi un grand pas à l'humanité!

Yaël Tautavel

Lue en perspective d'une future étude par les sixièmes, cette courte comédie de Stéphane Jaubertie, jeune auteur stéphanois, est plutôt destinée à mon avis à ces adultes, dont j'espère faire partie, qui n'ont pas totalement perdu leur âme d'enfants.

Deux frères s'aimaient d'amour tendre, comme les pigeons de La Fontaine, sur une île où justement, il n'y a avait plus de pigeons, pas plus que d'éléphants, de tigres ou de rats des champs: la vie moderne et la pollution les en avaient chassés et ils s'étaient réfugiés de l'autre côté, sur le continent. Ainsi, nos deux jeunes garçons, lassés d'un strict régime végétarien et curieux de voir à quoi peut bien ressembler un animal, décidèrent de faire le voyage jusqu'à la côté opposée. L'aîné y découvrira l'amour, le cadet la peinture. En dire plus reviendrait à déflorer le sujet. D'autant que ce qui est drôle, c'est avant tout le style, les inventions lexicales ou syntaxiques de Jaubertie qui, parfois, m'ont réellement fait éclater de rire.

J'ai, moi, beaucoup ri, mais je crains qu'en classe le nombre d'explications nécessaires à la compréhension ne réduise considérablement la drôlerie du texte. La décision sera prise en équipe, comme d'habitude, mais, pour ce qui me concerne, ce sera non.

Habilis.- (...) Ce puma, par exemple, a été gravé dans la roche il y a plus de 30 000 ans.
Yaël.- Sauf votre respect, cher Maurice, c'est vrai que vous sentez un peu le vieux, mais là ça fait beaucoup plus que Jésus ou même que Charles de Gaulle!
Habilis.- Ce n'est pas moi qui l'ai peint. C'est mon arrière-arrière et encore beaucoup d'arrière-grand-père. On a toujours aimé créer dans la famille. L'art, la peinture, la sculpture, la musique, à tel point que Lucy, par exemple, une très très vieille tante toute petite toute mignonne du côté de mon père, doit son nom à un morceau des Beatles!
Yaël.- Ouawh! Elle devait être canon votre tata! A quoi elle ressemblait?
Habilis.- A un singe.

Yaël Tautavel ou L'Enfance de l'Art, de Stéphane Jaubertie, Éditions Théâtrales, Jeunesse.

mardi 21 juillet 2009

La Nuit de l'oracle

Encore un livre que j'ai hésité à lire. On m'avait dit, j'avais entendu que Paul Auster n'était plus ce qu'il avait été, que ces romans étaient vides de contenu et inintéressants. J'avais beaucoup aimé tous ce que j'avais lu jusque là de cet auteur (sauf, étrangement, La Trilogie new-yorkaise). Me lancer dans La Nuit de l'oracle avec cette appréhension d'être déçu, de tarir une de mes sources de plaisir, n'a donc pas été facile.

J'ai bien fait de franchir le pas: j'ai adoré ce roman comme les autres. Un homme, au sortir de graves ennuis de santé qui l'ont mené jusqu'aux portes de la mort, achète par hasard, dans une étrange papeterie tenue par un chinois tout aussi étrange, un petit carnet bleu fabriqué au Portugal dont le format et le toucher du papier lui plaisent. Rentré chez lui, il se met à y écrire, convulsivement, comme on assouvit un besoin naturel. Encouragé par un ami de sa femme, lui écrivain reconnu et adulé, il commence un roman, puis un scénario.

Peu à peu, cependant, il en vient à se demander si ce carnet, au lieu de lui apporter l'équilibre escompté, n'est pas tout au contraire en train de le démolir, de briser sa vie et celle de ceux qui l'entourent. Lorsqu'il a connaissance de la mésaventure d'un jeune écrivain prometteur qui, en France, s'est arrêté d'écrire, suite à la mort de sa fille qu'il avait décrite de façon prémonitoire dans son roman, il s'interroge sur la force des mots rédigés, sur leur nécessité dans la vie d'un homme et sur le danger qu'ils représentent de rendre a priori réelle la réalité future.

L'histoire se lit sans déplaisir, bien au contraire, mêlant au fil des pages le quotidien du narrateur, la fiction qu'il est en train d'élaborer et celle que, peu à peu, il est en train de voir s'installer dans sa propre vie. Et lire du Auster, c'est aussi pour moi le plaisir d'un style léger, qui me convient, où rien n'est appuyé et où tout, même le moins crédible, est d'une évidence absolue.

Pas d'extrait cette fois-ci encore: j'ai déjà prêté le livre à Stéphane.

Petit frère

Il a des jours lourds après des nuits blanches de sommeil et de pleine lune. Des jours où les mots lui pèsent. Des jours où les morts lui pèsent.

Au matin, Maria qui redit son mari, parti aujourd'hui il y a dix-huit ans, à la même heure ou presque. Maria qui travaille toujours, depuis toujours et tient sa comptabilité à elle, dignement, presque fièrement. L'idée morbide trouve sa place dans la fatigue du réveil. Le vent chaud de la journée, l'envie de rien, à peine de vouloir en rire.

Voir des corps nus, des livres feuilletés, des lumières à saisir et ne pas avoir envie. Vanité des caresses. A quoi ça sert, tout ça? Il entend le Hilliard Ensemble. Il connaît. On s'en fout. Tout le monde s'en fout. Envie persistante de vomir.

Le soir, la mère pourtant qui lui demande la main et lui parle, dans un oasis de lucidité. "Il y a longtemps que je tiens ta main, je te l'ai toujours tenue". Alors cette synchronie avec le petit frère des astres, lu la veille au soir. Comme un écho aujourd'hui. A ton tour, petit frère,c'est à toi d'apaiser maintenant. C'est en toi, tu sais faire, je te le dis.

Pour Nicolas.

lundi 20 juillet 2009

Soleil et musique ancienne

Je vis au rythme de mon sac à dos. L'après-midi, crème solaire, bouquin, bouteille d'eau sortant du congélateur, serviette et maillot de bains; le soir, vieux coussin hérité des premières Nuits de Fourvière, petite laine et appareils photos. Autrement dit, après-midi au soleil de Miribel, soirée à Tout l'monde dehors.

Aujourd'hui, Stéphane m'a encore une fois accompagné à la plage. Pas de limite de temps, ni pour l'un, ni pour l'autre. Détente complète donc mais calme perturbé par deux ou trois voisins très extravertis et qui, sans doute, se croyaient très drôles alors qu'ils n'étaient que ridicules. Pousser de grands cris et se parler au féminin n'a jamais été ma tasse de thé. J'essaie d'accepter toute forme d'homosexualité mais ça me demande quelquefois de gros efforts. Heureusement, comme les bébés, après la crise, ils ont fini plus ou moins par s'endormir. Plus loin, un habitué a, comme d'habitude, fait son numéro en se promenant devant tout le monde: personne, bien entendu, ne se rend compte qu'il est sur le bord d'étouffer à force de vouloir rentrer le ventre, enfin c'est en tout cas ce qu'il semble croire. Un autre m'a interloqué par le nombre d'anneaux qu'il portait, des oreilles au sexe: une vraie tringle à rideaux! Après-midi à grand spectacle donc!

Ce soir, enfin, quelque chose de valable dans la programmation de Tout l'monde dehors: l'ensemble Céladon (contre-ténor, violon, viole de gambe, calvecin et épinette) a donné une représentation musicale intitulée Music at the Castle tavern. The Castle tavern est une sorte de pub londonien fréquenté entre autres par Purcell. Concert de musique ancienne donc.

L'ensemble Céladon a été créé en 1999 par le contre-ténor Paulin Bündgen et a pris le nom d'un berger, un des personnages de L'Astrée d'Honoré d'Urfé. Cet ensemble est actuellement en résidence au centre scolaire Jean-Baptiste de la Salle, à Lyon. Si vous voulez en savoir plus, cliquez sur son nom, Céladon, au début du paragraphe.

Chanteur et musiciennes ont donc interprété une quinzaine de chansons, selon un ordre choisi par le public apparemment ravi d'avoir à crier le numéro de la chanson qu'il voulait voir interpréter ensuite. la première à avoir été choisie fut bien entendu la plus célèbre: Greensleeves. La viole de gambe, une jeune fille d'origine australienne nous confia pour l'occasion une petite anecdote: lorsqu'elle était enfant, des vendeurs de glaces ambulants passaient dans les villages et jouaient certains airs pour attirer le client. mais lorsq'ils en venaient à jouer Greensleeves, point n'était besoin de courir: il n'y avait plus de glaces.

Soirée musicale donc et culturelle, puisque chaque morceau interprété était aussi présenté par Paulin Bündgen, de façon très précise et en même temps souvent humoristique. En résumé un ensemble très professionnel mais qui ne se prend pas au sérieux. Pourquoi faut-il alors que la police, qui assure maintenant la sécurité dans le parc, gâche l'ambiance de ce moment musical en hurlant dans les hauts parleurs de ses voitures que le parc ferme, alors qu'il reste encore au moins trente minutes d'ouverture légale. Tout l'monde dehors donc, mais, pour ces messieurs en uniforme, pas après dix heures!

samedi 18 juillet 2009

Jouer avec les mots

Je ne voulais pas, et puis finalement j'aime bien jouer, mon cher Olivier.

Désir de tiare:

Il y avait bien longtemps que le vieux cardinal avait entamé sa traversée du DÉSERT. "Les souvenirs et les regrets aussi" disait PRÉVERT. Non, pas de regrets, mais la plus noire des jalousies. Celle qui rend fou, qui fait de vous un assassin.

En bas, sur la TERRASSE, la CRÈME de l'Église était réunie dans la chaleur de l'été italien. On mangeait, on riait, on se congratulait, on essayait de ne pas faire de tache au rabat. Regardez-les, ces hypocrites qui ne pensent qu'à se goinfrer sous couvert de piété profonde.

Mais il était le seul, de sa fenêtre, à apercevoir le MAILLOT de corps blanc de l'homme caché dans le pin PARASOL, un blanc si évident pourtant au milieu des branches asséchées. Cet homme, il l'avait payé pour s'introduire à Castelgandolfo et tuer. Il tirerait lorsque les invités en seraient à la GLACE. La dernière BULLE papale éclaterait dans le fracas du revolver.

Lui, le cardinal, il ne les préviendrait pas, il voulait se venger, jouir d'un SPECTACLE qui n'aurait rien de GLAMOUR: une tiare dans la pistache. Il en bavait d'avance!

Alors ensuite, peut-être, aurait-il une autre chance...

Momentini

Et quid depuis?
Jeudi midi, repas avec J. Léger, car il faut que je me surveille un peu question poids. Après-midi au soleil de Miribel avec Stéphane. Il y avait du beau monde, pas trop, juste ce qu'il faut. Eau très chaude, comme l'atmosphère, avec quelques courants sous-marins plus froids. Il paraît qu'il y a des vipères cette année. Pas vu une pour l'instant. J'en ai profité pour le remercier d'avoir bouclé à temps, avec Gilles, les emplois du temps de l'année scolaire qui vient.


Vendredi de pluies et de grisaille avec un petit tour chez l'ostéopathe qui m'a annoncé que je souffrais d'une douleur d'athlète. M'en voilà très fier! Un coup de téléphone aussi, de Nicolas qui souhaite que l'on déjeune ensemble à la fin du mois. Je ne vais me le faire dire deux fois! Il semble apaisé d'avoir obtenu un poste pour la rentrée. J'aurais aimé qu'il reste chez nous.

Enfin, un détour par le collège livré aux démolisseurs. Une armée de Vandales n'aurait pas fait pire. On reconnaît à peine les anciens locaux: cloisons défoncées ou abattues, couloirs disparus, sols de tomettes arrachés, étages percés pour installer un ascenseur, poussière épaisse recouvrant tout, cour occupée par les voitures, les bennes et le matériel. Au cours de ma visite, j'ai rencontré la supérieure qui va quitter les lieux à la fin du mois. Sans doute sous le coup de l'émotion, elle m'a embrassé. Première fois depuis trente ans, dernière aussi sans doute.

Et puis le temps de taper tous les textes manuscrits, de publier chez Flickr des photos de mon voyage en Creuse, de prendre connaissance de celles des autres, de lire les billets des blogs qui m'intéressent, de laisser quelques commentaires par ci par là, et me voilà enfin à jour, provisoirement.

La Creuse (5), un loup, une mexicaine, Arthur et tant d'autres

( Écrit le mercredi 15 juillet)
Voilà. Je quitte Noëlle à l'instant. Il fait lourd. Nous avons maintenant des rites pour ce retour à Guéret. La voiture tous les deux, sans Gérard. Le repas à la cafétéria de Carrefour après avoir fouiné dans les soldes et au rayon livres. Chacun parle de lui et de l'autre, en forme de bilan. Je me suis sans cesse réveillé cette nuit, comme si le départ m'angoissait. Il n'en est rien, consciemment en tout cas. Lorsque Noëlle a sonné, je dormais profondément. Elle a interrompu un rêve dont l'atmosphère, à la fois étrange et sensuelle, subsiste en moi, en fond de malaise vague. Nous étions enlacés, Pierre et moi, fortement serrés dans les bras l'un de l'autre, et nous nous embrassions passionnément, voluptueusement, goulûment. Ce n'est pas la première fois que je rêve à Pierre, bien que ce soit rare. Mon premier rêve après deux ans de trou noir, a été pour lui. Mais jamais nous ne nous étions embrassés.

Avant de monter dans le train, j'ai photographié l'œil de Noëlle et le lui ai montré. "On dirait un vieux gallinacé, en a-t-elle conclu en riant". Il y a du vrai dans sa remarque,mais j'ai rajouté que le mien m'avait fait le même effet. C'est la troisième fois que je fais ce voyage en train. Je ne regarde plus qu'à peine le paysage qui, déjà, m'est devenu trop familier. Pas de personnage haut en couleur à observer dans le wagon.

En face de moi, un homme mûr (mon âge?) au physique râblé, à l'allure d'agriculteur, au crâne dégarni, aux avant-bras touffus, bronzés, presque brûlés, lit un numéro de L'Express consacré à Berlusconi, "le bouffon de l'Europe". Plusieurs autres dorment, avec ou sans musique dans les oreilles. Des bois de feuillus, quelques clairières, des prés d'un vert profond avec des vaches, des fougères géantes le long de la voie. Au fond d'une gorge aperçue d'un viaduc, des tourelles coiffées d'ardoise qui émergent d'un bouquet d'arbres, des peupliers peut-être. Un jeune homme aux cheveux surchargés de gel fixe (le vide?) derrière ses lunettes teintées. Impossible de voir les yeux, ce qui, pour moi, rend impossible tout incipit d'histoire à supposer. Des silos, imposants, à l'américaine. Je vais lire, et dormir sans doute.

Un léger parfum de fruit, de la mûre, m'a réveillé, accompagné d'un pas ferme et résonnant. Je n'ai pas ouvert les yeux tout de suite. Peu m'importe de qui il s'agit. Lorsque je me décide enfin, la jeune fille en face de moi, qui écoute de la musique, s'est mise à écrire sur un grand cahier d'écolier, avec application, en formant bien ses lettres arrondies, comme une collégienne, utilisant même le tube de blanc pour corriger. L'inverse de moi et de mes pattes de mouche. A ce propos, j'ai constaté que lorsque j'écris comme ça, sur du papier, il n'y a pratiquement aucune rature. L'habitude de taper sur le clavier? Les seules fois où je barre, c'est pour récrire un mot que je juge illisible, que j'ai peur de ne pouvoir relire lorsque je retranscrirai le texte sur l'ordinateur. J'aime écrire dans les trains. Le temps semble ne pas y avoir la même valeur, la même consistance. On peut s'arrêter et reprendre, après un somme, après quelques pages d'un roman. on est toujours à la même place. Seul le paysage a changé et, parfois, les compagnons de voyage. Rien ne distrait d'une forme de pensée vagabonde, volontiers paresseuse, bercée par le bruit des roues et le mouvement régulier.

Après Montluçon, Commentry. De beaux yeux découverts lorsqu'ils s'ouvrent d'un sommeil ou acceptent d'abandonner le masque des verres de soleil. Du linge pend, à sécher dans le jardin d'une petite maison tout près de la voie. Les éternels anciens entrepôts en ruines, puis une vague zone industrielle aussi laide que toutes. Et, tout de suite après, la campagne, les meules dans les prés, potagers et villas. Près des plus anciennes pourrit souvent la carcasse d'une vieille voiture ou la silhouette trapue et assoupie d'un Tube Citröen sur le côté duquel le nom et l'adresse du primeur ou de l'artisan achève de s'effacer.

Dès que le train redémarre, les yeux se referment, à la recherche d'un nouveau repos ou pour s'isoler et rêver. Le train est le lieu du rêve, je trouve. Non seulement les gares qui m'ont toujours fasciné avec leurs quais déserts, points de départ de voyages improbables, leurs pendules haut perchées, leurs toiles d'araignée de rails parallèles ou croisés, leurs wagons délaissés, l'atmosphère de leurs salles d'attente la nuit, les spécimens d'humanité qui s'y frôlent. Non seulement ces lieux d'exception mais aussi le train, le compartiment, le voyage, le bruit, l'odeur, tout si particulier qu'on ne le retrouve pas ailleurs, en avion par exemple où la peur ou la suffisance remplacent souvent la confiance et la nonchalance.

Combien de gens aujourd'hui en France, en ce moment-même dans les wagons? Toutes ces fourmis qui vont d'un point à un autre pendant que d'autres les croisent en sens inverse. Où vont-ils? Pour quoi faire? Qu'est-ce qui les pousse à quitter leur maison, à traverser les campagnes? Les vacances? La promesse d'une étreinte passionnée sur le quai d'arrivée? Pourquoi tout cela me fait-il penser à un roman, lu il y a si longtemps, au sortir de l'adolescence et que je devrais relire au risque de déchanter: La Modification, de Michel Butor. Ce "tu" si près de mon "je", en tout cas dans l'identification de la première lecture. Et puis, dans le film, le visage d'Emmanuelle Riva, alors que j'ai oublié jusqu'aux traits du personnage masculin principal.

Un autre viaduc surplombant des prés en pente. Les limousines ont fait place aux charolaises. La coupure faite ce matin en coupant le pain du petit déjeuner me cuit. Elle semble plus profonde que je ne l'imaginais. Une mère, de l'autre côté du couloir, s'occupe de ses deux enfants en bas âge. Après leur avoir donné leur goûter, elle a fait dessiner la plus petite (et la plus bruyante) et initié l'aîné à des additions "de plus en plus difficiles, s'il te plaît, maman!". Maintenant, elle leur lit une histoire. Tout à l'heure, Arthur, le petit garçon, posait à sa mère une question d'une logique imparable: "Pourquoi les grands n'ont pas comme nous deux mois de vacances, alors qu'ils travaillent plus que nous?" Il ne sait pas, le petit, que tout près de lui, il y a justement un grand qui, comme les enfants, a lui aussi deux mois de vacances l'été.

J'ai eu J. longuement au téléphone ce matin. Résumé des jours où nous ne nous sommes pas vus. Son fils a eu ses notes de bac de français: pas fameuse à l'écrit mais excellente à l'oral. J. a lu le blog de Stéphane: les emplois du temps sont bouclés et devraient arriver dans nos boîtes à lettres sans tarder. Ce soir peut-être ou sans doute demain. Une nouvelle année dont la structure est donnée et qu'il faudra organiser au mieux.

Une colline de blé mûr, strié d'empreintes parallèles comme en laisseraient, paraît-il, des visites d'extra-terrestres. Ai-je déjà écrit tout cela les années précédentes? Mes phrases ne se répètent-elles pas comme, chaque été, la succession des gares à l'allée, et les mêmes à l'envers au retour? Viaducs, prés verts, étendues dorées du blé ou des tournesols, vaches paissant ou endormies, plongées dans les feuillus ou au fond des tunnels, arrêts qui pourraient être déprimants sur des quais en survie. N'est-ce pas toujours le même voyage, le même défilement, le même rêve qui se reflète dans l'œil fixe du voyageur d'en face? Je vais lire un peu.

Maïs, tournesol. La gare de Ganat. Je n'ai pas lu. On arrive dans un sens. On repart dans l'autre. Une jeune femme contrôleur passe et repasse sans rien demander à personne. Un type, la tête rasée, est allé s'installer dans le sas à bagages. Son "marcel" met en valeur ses bras, ses épaules et son bronzage. Il a l'air bien taillé. Je ne l'ai vu que de dos. Est-il beau ou simplement jeune, l'été? Une jeune fille brune n'a cessé de dormir depuis que je suis monté dans le train. Elle a le visage d'une mexicaine, avec la bouche petite mais charnue, légèrement trop en avant, le menton fuyant bosselé d'une fossette, le nez à l'arête un peu aiguë et les cheveux noirs de jais séparés par une raie au milieu du front. Je ne vois pas davantage mais je l'imagine avec deux tresses parfaitement élaborées.

La contrôleuse porte bien la casquette. Le "marcel" s'est assis, sur un strapontin ou sur ses bagages. Je ne vois plus que son genou.? Mais non, c'est le genou de quelqu'un d'autre: lui vient de repasser en sens inverse. J'ai la réponse à ma question: il est jeune, donc beau. Le jeu de uno a remplacé l'histoire racontée. Parfois des tronçons d'autoroute apparaissent, encore surprenants dans le paysage. Quand je pense qu'il va falloir que je tape tout ça sur mon clavier, ce soir ou demain!

Il y a un passager dont je n'ai pas encore parlé. Il est à une des places du fond du wagon, juste avant la porte coulissante du sas. Il a dormi longtemps. Maintenant je le vois tel qu'il est. Un visage magnifique, un visage de seigneur, un visage de Peul blanc conducteur de troupeaux. Il a le cheveu court, très court, et ses golfes bronzés remontent haut sur le front. Un nez important et droit, le nez de quelqu'un qui commande. La bouche, elle, n'est pourtant pas serrée. Elle adopte la forme de deux vaguelettes qui se suivent à l'approche du rivage. Comment mieux dire? On a envie de les caresser du bout des doigts, d'y poser sa propre bouche pour savoir si elles sont fraîches de vitalité ou brûlantes de désir. Ses oreilles, plus réduites, sembles pointues vues de ma place. Il s'est levé tout à l'heure. Il est grand et sec, et fort poli, cérémonieux comme quelqu'un qui ne connaît pas encore parfaitement les codes de la politesse française et en fait un peu trop, avec la dame qu'il dérange en se déplaçant. Mais ce qui attire l'attention sur lui, ce sont ses yeux, deux yeux enfoncés sous des sourcils marqués, deux grands yeux en amandes, à la prunelle grise, deux yeux de tueur,, deux yeux de loup dont il a la noblesse et la présumée cruauté. Étrange, ce besoin de meute qui tout à coup m'envahit. La brillance de ce front et de ces yeux qui me fixent en ce moment!

La contrôleuse s'est enfin décidée, à peine avant l'arrivée à Lyon. W. vient de m'appeler: il part au Liban pour une quinzaine de jours à partir de dimanche. La jeune fille en face de moi a rougi, d'un seul coup. Elle avait présenté son billet et une carte de réduction, peut-être étudiante. La contrôleuse, après l'avoir gardée un instant en main, un instant un peu plus long que nécessaire, lui a dit qu'elle était très belle sur la photo. J'aime ces libertés, toujours étonnantes et toujours bienvenues.

Je n'ai pas arrêté d'écrire, prenant le livre, le reposant presqu'aussitôt pour ajouter un détail, sur le menton de la "mexicaine" par exemple, pour finir une phrase, pour passer à autre chose. Le loup des steppes s'est levé comme tout à l'heure et ne trouve pas la façon de refermer la porte des toilettes. Il est sauvé par la contrôleuse. Je croise un autre regard, beau mais inquiet. Un jeune homme plus policé, lui aussi avec des écouteurs dans les oreilles et probablement des mocassins aux pieds. Pourquoi suis-je maintenant si sensible aux regards? Lancelot m'a fait remarquer que je parlais souvent des yeux, bleus surtout. Et ces photos que je prends maintenant? L'œil triste et celui de la vie! Le loup a esquissé un sourire, le policé fermé les yeux, le hérisson a toujours ses lunettes noires. Après L'Express, l'agriculteur a lu Le Monde. Un cadre, ou un universitaire, monté à Roanne s'active sur un dossier (un mémoire?) avec un crayon à papier à la main. Il est gaucher. La maman à côté, après un passage difficile, maintient tant bien que mal le calme au sein de sa petite troupe. Bientôt nous arriverons à Lyon. Fin du premier épisode.

Judas

Une découverte que cette pièce de Marcel Pagnol pour moi. Jusque là, cet auteur restait dans mon esprit confiné aux "marseillades" plus ou moins légères que sont nombre de ses écrits, théâtre ou souvenirs d'enfance. A force de les faire étudier aux élèves, j'en ai même eu une indigestion certaine.

Ici, Pagnol est tout autre: peu de répliques cocasses, même si quelques-unes fleurissent encore dans certaines scènes. Dans une préface par lui-même écrite, il explique son propos, citant à l'appui les textes des Évangiles décrivant la dernière journée et le dernier repas du Christ. Et si Judas n'était pas le traître que la tradition chrétienne en a fait mais l'élément déclencheur nécessaire à la mort, bien sûr, mais surtout à la résurrection, le moyen qu'a choisi le fils du charpentier pour révéler définitivement sa vraie nature de Fils de Dieu!

Étonnante pièce en cinq actes où jamais le Christ n'apparaît, où l'on voit Judas en proie au doute. Comment interpréter les ultimes paroles que lui adresse Jésus: "Ce que tu dois faire, fais-le vite."?. Pièce où l'on voit l'apôtre en famille, auprès de son père Simon le vigneron (alors que lui-même était potier), de sa mère inquiète, de ses frères cadets qui admirent sa présence dans la bande de vagabonds errants que sont alors les apôtres, de sa fiancée Rebecca qui ne comprend pas qu'il existe un autre amour, plus fort que l'amour terrestre.

Je ne pense pas que cette pièce soit beaucoup jouée aujourd'hui. Est-elle jouable d'ailleurs? Qui est intéressé par le sujet? Qui ne préfère rire aux répliques cent fois entendues de la partie de cartes? Noëlle m'a dit qu'Éric-Emmanuel Schmitt avait également écrit un Judas, très proche de celui-ci dans la façon de poser le problème de la culpabilité réelle ou de la soumission à un ordre supérieur. Je vais tenter de le trouver et le lire rapidement pour mesurer les différences à un demi siècle d'écart.

Judas.- Jean, je ne suis qu'un homme de la terre et mon cœur d'homme est brisé pour toujours!... J'ai vu Dieu de trop près, c'est lui qui l'a voulu... Il a vécu parmi nous comme un homme, et moi, cet homme, je l'aimais. J'aimais ses yeux, sa voix, ses longues mains fines...J'aimais son sourire sur ses dents brillantes, ses tendres colères qui nous faisaient peur, ses longs pas sur les pierres bleues, et cette façon de lancer un mot, sans s'arrêter, par-dessus son épaule... Il avait un petit point rouge à la nuque, juste au bord des cheveux... Chaque jour, pendant trois années, j'ai préparé pour lui le meilleur poisson et j'ai choisi les fruits les plus mûrs pour les mettre devant sa place... Mais il les prenait, il vous les offrait, vous les dévoriez comme des gloutons... Mon grand souci, c'était qu'il ne mangeait pas assez... Je voyais avec désespoir le cerne de ses yeux s'élargir sur ses joues. Et chaque soir, je préparais son oreiller. Je mettais, dans le petit sac de toile, de la mousse, du thym que j'effeuillais entre mes doigts et de la fleur de sauge qui donne de beaux rêves... Dans le désert de Galilée, quand le froid aiguisait les étoiles, j'attendais qu'il fût assoupi. Alors, je me levais de mon lit de cailloux, et, tout doucement, le cœur plein de joie, j'étendais mon manteau sur lui: c'était mon repos de le voir dormir; il était pâle avec le souffle d'un enfant. parfois, il souriait dan sa petite barbe brillante. Et je pensais: "Il est le Messie: quel dommage!" Si j'avais su le destin de ce corps fragile, je l'aurais encore mieux aimé...
Le Centurion.- Frère, ne pleure pas: il va ressusciter!
Judas.- Non, Marcius: c'est le Messie qui reviendra, mais ce ne sera plus Jésus, le charpentier. Il ne croquera plus les graines de pastèques, je ne pétrirai plus son pain, je ne laverai plus ses pieds de vagabond... En perdant mon ami, j'ai tout perdu sur cette terre, et, puisque ma tâche est finie, il ne me reste qu'à mourir...

Marcel Pagnol, Judas.

vendredi 17 juillet 2009

Ce soir après la guerre

C'est un livre qui devait disparaître, jeté dans le tri rendu indispensable par les travaux du collège. La photo de couverture me l'a fait récupérer, une photo en noir et blanc des années quarante, où l'on voit des soldats français contenant une foule de civils amassés au bord d'une route où circulent des camions militaires sur l'un desquels on aperçoit une femme bourgeoisement habillée et deux toutes jeunes filles. Tranche de vie d'une petite juive de la grande bourgeoisie parisienne obligée de fuir avec sa famille d'abord en zone libre puis, via les Pyrénées, en Espagne. Chroniques d'un monde luxueux qu'a connu l'auteur, Viviane Forrester, monde qui s'éteignait sans réellement voir venir le danger, rêves d'une fillette demandeuse d'aventures puis d'une adolescente en mal d'amour et de reconnaissance. Livre intéressant, au style accrocheur, mi poétique, mi humoristique, où quelques coups de pattes bien assénés risquent de passer inaperçus si on le lit trop vite. Seul le passage d'un "tableau" à l'autre est parfois tiré par les cheveux. A vouloir tout relier, on y perd parfois du naturel. J'aurais préféré un découpage plus classique en chapitres.

( Exceptionnellement, pas d'extrait du roman. Vous finiriez par vous lasser de Potomac aujourd'hui!)

La Creuse (4), le geai, le rongeur, la pluie et moi

(Écrit le mardi 14 juillet)

Il pleut. Depuis ce matin. Cette nuit, un énorme orage a traversé la région, m'empêchant de bien dormir autant à cause du bruit que de l'intérêt que les orages provoquent toujours en moi. Ce matin, tôt, je me suis rendu compte que l'on avait oublié d'arrêter le tourniquet permettant d'arroser le petit jardin potager que Noëlle a créé au milieu du champ juste derrière le chalet. J'ai enfilé un caleçon et suis allé couper l'eau, pieds nus sous la pluie. Je n'ai pas osé rester totalement nu: le vieux paysan voisin se lève tôt en général. J'aime la pluie qui me tombe sur le corps. Je ne prends jamais de parapluie.


Ce matin, la colline en face n'était pas visible, totalement noyée dans la brume. Maintenant le gros de la pluie est passé même si un crachin plutôt froid persiste. On dirait que le monde s'égoutte. Les petites pommes pas encore mures de l'arbre au tronc moussu devant ma fenêtre ont toutes leur perle liquide accrochée en bas, prête à tomber pour que se forme la suivante. Pendant que j'écris, la pluie redouble. J'aime le bruit des ondées sur le toit de bois.

Après le repas, nous avons parlé longuement avec Noëlle et Gérard de Barbara, de Brassens mais aussi de Giani Esposito et d' Éva. Ils ne connaissaient pas Gribouille, cette petite femme de Grenoble qui, dans les années soixante-dix, a enregistré quelques disques avant de se suicider. Mathias reste ma chanson préférée. Mais est-ce le titre exact?

Pour écrire, j'ai dû éclairer dans le chalet. Pourrais-je vivre ici à l'année? Je ne crois pas. Depuis deux nuits déjà, je rêve d'enfermement ou plutôt je fais des rêves agréables qui se sont par deux fois terminés par des scènes d'enfermement qui me réveillent en sursaut. Je suis bien mais je sais qu'il est temps que je m'en aille.
Une merlette profite de la terre ameublie par la pluie pour y sautiller à la recherche de nourriture, pendant qu'un geai l'observe depuis le muret de pierres sèches (étrange dénomination aujourd'hui où tout ruisselle!). C'est fou, le nombre de geais que l'on voit dans la région. Hier, juste avant le repas, l'un d'entre eux criait très fort depuis un gros arbre face à la maison, un cri désagréable et inquiet qui m'a fait lever le nez de mon livre. Alors, j'ai à peine eu le temps de voir passer sur le chemin, dans le court espace visible pour moi, un petit animal de la grosseur d'un rat des villes qui fuyait vers la rivière et le bois. Le temps de me déplacer jusqu'au chemin, il avait disparu. Un rongeur? Sans doute le geai prévenait-il du danger potentiel provoqué par la présence du prédateur.

Je suis bien pour écrire dans ce chalet. Je laisse fermés les volets côté maison et chemin pour ne pas risquer d'être distrait. De l'autre côté, il n'y a que la nature: le pré d'abord, avec le carré potager, puis un tas de bois arrangé le long d'une clôture, un hangar agricole à toit de taules et, derrière quelques chétifs arbres fruitiers, le gros chêne (en fait, ils sont deux, ne formant d'ici qu'une seule masse) dans la frondaison duquel je vois parfois le soleil se lever quand l'envie d'uriner me fait un instant quitter mon lit. Au fond, une colline couverte de bois, comme toutes celles qui, plus loin, barrent l'horizon, et quelques grasses maisons que l'on aperçoit à peine tant elles s'intègrent au paysage.

Y aura-t-il un feu d'artifice à Bourganeuf ce soir? La pluie revient par à coups, pas violents mais réguliers. Les crapauds sont heureux qui, eux aussi, prospèrent ici, à me faire sursauter lorsque je rejoins dans le presque noir le chalet le soir, avec leur façon pataude mais bruyante de se camoufler dans les herbes. J'ai derrière moi les livres que j'ai lus pendant ce séjour: trois terminés, un bien entamé. Cure de sommeil, mais cure de lecture aussi. Cure de bien-être où je n'ai qu'à m'installer à table et manger. Je n'en ai plus l'habitude. Merci, Noëlle.