lundi 30 novembre 2009

Miroir

Je n'avais jamais eu, en entrant chez quelqu'un d'autre,l'impression de me retrouver face à moi-même, comme réfléchi par un miroir judicieusement placé en face de la porte. Depuis ce matin, c'est chose faite. En lisant. Mes élèves de cinquième travaillaient à un contrôle de latin et ils ne savaient pas que mon air concentré cachait tant bien que mal un désarroi certain en même temps qu'une joie profonde.

Hier soir, ayant terminé mon précédent roman, j'ai failli me lancer dans la lecture du Capitaine Fracasse. Depuis que Annie, la documentaliste du collège, m'a donné ce classique dans sa présentation aux éditions Rencontres de Lausanne, celle qui a accompagné toute mon adolescence, le livre n'a pas quitté les abords de mon lit. Je l'ai feuilleté quelques instants, parcourant des yeux la longue description du début: "Sur le revers d'une de ces collines décharnées qui bossuent les Landes, entre Dax et Mont-de-Marsan, s'élevait, sous le règne de Louis XIII, une de ces gentilhommières si communes en Gascogne, et que les villageois décorent du nom de château.". Passant de cet incipit où j'admirais le rythme de la phrase à, quelques pages plus loin, un portrait de Béelzébuth, "un vieux chat noir, maigre, pelé comme un manchon hors d'usage et dont le poil tombé laissait voir par places la peau bleuâtre." Un instant, je me suis arrêté au portrait de l'auteur, homme gras dans l'apparence et aux traits un peu grossiers, qui pourtant brilla par la grâce de sa plume, puis je me suis dis que, décidément, j'allais me garder cette friandise pour les vacances de Noël. Quel meilleur moment pour me replonger dans ces lectures d'enfance tout en en goûtant la musicalité du style?

J'avais encore le choix mais ce fut finalement un livre de Pontalis, un de plus, qui l'emporta: L'Amour des commencements, publié en 1986. Mais j'eus à peine le temps de l'ouvrir à la bonne page que, la fatigue aidant, je m'endormis et c'est seulement ce matin, pendant le contrôle des latinistes, que j'en entamai la lecture.

Je n'en lus qu'une trentaine de pages, précisément le premier chapitre intitulé L'Amour du lycée. Après, je posai le livre et restai un long moment interdit. Ce que je venais de lire, c'était moi, mon histoire à quelques mots près, mes refus, mes humeurs, mes passions, tout ce que j'avais aimé au début de mes études, tout ce qui me lie encore aujourd'hui si fort aux mots. Je venais de découvrir, plus clairement exprimé que je n'aurais jamais pu le faire, plus subtilement aussi, plus profondément, car Pontalis, même dans ses essais "littéraires" n'oublie jamais totalement ses outils de psychanalyste même s'il en a ôté la blouse, je venais de retrouver tout ce qui m'anime depuis ma prime formation et que je mis particulièrement en œuvre lors de l'ouverture de ce blog. Même la référence aux longs et puissants fleuves d'Amérique y était.

Je crois que celui qui lira ce chapitre me connaîtra beaucoup mieux que s'il avait devant les yeux une photo de moi nu. Je me suis renseigné: Jean-Bertrand Pontalis a quatre-vingt cinq ans, l'âge de ma mère, exactement. Comment peut-on être aussi semblables avec près de trente années d'écart? Mais surtout comment peut-on avoir connu les mêmes réactions face aux mêmes choses apprises? Comment peut-on avoir emprunté dans sa formation, et sa déformation, les mêmes allées glorieuses et les mêmes sentiers de traverse? Le monde des Humanités n'a-t-il donc définitivement bougé qu'après mon passage au lycée?

Ce soir, je vais reprendre ce livre. Pour le faire sereinement et sans fausse espérance, je dois oublier ce premier chapitre, le détacher de l'ensemble et aborder sans regret d'autres rivages de cet être si riche et si divers. Je relirai probablement ces premières pages dans les jours à venir. Dans quelque temps, le temps que l'émotion soit calmée, le temps de retrouver des yeux plus neutres et plus attentifs, le temps de refaire de l'autre autre chose que sa propre image dans un miroir face à une porte d'entrée.

11 commentaires:

KarregWenn a dit…

De l'art de déclencher des envies de lecture...
J'ai mis le nez dans certains de ses travaux de psy, au temps anciens de mes vieilles études, mais je n'ai jamais eu la curiosité de me plonger dans ses romans. Quelle erreur, je me dis maintenant, mais qui sera réparée sans délai, voire même dès demain, puisque je vais bosser "à la ville". Merci Calyste pour le coup de pouce à ma paresse !

Calyste a dit…

Ce ne sont pas vraiment des romans, K., plutôt des essais, des divagations bien agréables entre littérature, mémoires et analyse intellectuelle. J'en suis entiché depuis bientôt deux ans, comme de Erri de Luca. Tu connais?

karagar a dit…

D'accord avec Kgwn, ta façon de parler des livres est aguicheuse, hi!hi!

anna F. a dit…

Alors, nous avons les mêmes "entichements". Et cela ne me surprend pas du tout.

Calyste a dit…

Hi!hi!, Karagar. Aguicheuse, je ne sais pas, je veux bien, mais pourquoi hi hi ?

Moi non plus, ça ne m'étonne pas, Anna. Vous avez donc lu ce livre ?

Anna F. a dit…

Oui je l'ai lu. Comme tous les autres. Et en reprenant ce livre, je relis pour toi le chapitre XV "Au bout du fil".
Dans le désordre, ses autres lives : "La traversée des ombres". "Le dormeur éveillé" (tu en as parlé ici). "L'enfant des limbes". "Perdre de vue" "Frère du précédent" "Elles" "Un homme disparaît". Bon je ne cite pas les passages soulignés et commentés. Et pour Erri de Luca, c'est la meme chose. Océania en parle beaucoup chez elle. Regarde sa photo, son beau visage et ses belles mains de maçons. Je t'embrasse.

Anna F. a dit…

Oui, je connais ce livre, et je pense à toi lorsque je relis le chapitre XV "Au bout du fil". Tu as parlé ici de "Elles" et du "Dormeur éveillé". Il y a encore "La traversée des ombres", "L'enfance des limbes" "Frère du précédent", "Perdre de vue", "Un homme disparaît". Quant à Erri de Luca, même attirance, et même paix lorsque je lis ses livres. OCEANIA en parle très bien sur son blog. Vas regarder son beau visage, et ses belles mains qui travaillent la pierre. Je crois qu'il y a sa photo. Je t'embrasse.

Anna F. a dit…

J'ai voulu corriger une faute "maçons" sans "s" je crois.
Tout s'efface.Je réécris un autre commentaire. Que je modifie un peu. Lequel va apparaître ??

Calyste a dit…

C'est vrai que nous nous tutoyons, Anna. Pardonne-moi d'être aussi maladroit en l'oubliant. Mais trois messages pour le prix d'un: c'est Byzance.

J'ai lu quasiment tous les ouvrages que tu cites. Et je trouve, comme toi, et comme sans doute Océania, le visage et les mains de De Luca bouleversants. C'est peut-être son plus beau livre que son corps car on y lit imprimé dans la chair tout ce qu'il a été et tout ce qu'il est.

D. Hasselmann a dit…

Pontalis et sa "blouse" : (sans doute une image) mais derrière son divan je le vois plutôt avec un costume de lin gris, froissé, et confortable, propre à faciliter l'écoute et l'écrit dont il sait manier le pinceau.

Calyste a dit…

Confortable, Pontalis, Dominique? Je crois que vous avez trouvé le mot juste. On se sent bien dans ses mots.