mardi 4 février 2020

Mes soeurs

Elles ont, mine de rien, pris une place importante dans ma vie, au moins pendant trois décennies, ces religieuses que je côtoyais journellement.

Commençons par  celles que je ne voyais que de temps en temps, dans mon enfance, au couvent ou à la maison : des grandes tantes, sœurs de mon grand-père maternel. L'une portait une cornette amidonnée qui me fascinait. L'autre m'emmenait au jardin au fond duquel il fallait dire une prière devant une grotte de Lourdes. Elles n'ont pas atteint mon adolescence, pourtant je me souviens encore de leur visage, doux à voire et à embrasser, surtout celle à la cornette.

Et puis celles que j'ai connues au travail, qui parfois ont changé la vision que j'avais des religieuses en me faisant découvrir qu'elles étaient aussi des femmes.

De certaines, je n'ai jamais connu le nom :
- sœur Belphégor, la directrice de l'école d'à côté, que je croisais dans le parc, silencieuse et tête baissée vers le sol. Nous l'appelions ainsi car elle portait toujours sa robe noire et semblait ne pas avoir de cou.
-. sœur Croutons, qui distribuait le pain à la cantine, trois tranches, pas plus. A une collègue qui lui en réclamait davantage en disant qu'elle adorait le pain, elle avait répondu : "Contentez-vous d'adorer Dieu !". Elle est morte dans une maison de retraite, en Haute-Loire, en glissant sur un carrelage un  peu trop lisse.

D'autres me furent plus familières :
- sœur Anne, dite la sœur reproductrice parce qu'elle était, entre autres, chargée du tirage des stencils. Bien en chair, la joie de vivre personnifiée, qui sortait du couvent plusieurs fois par semaine pour assister aux répétitions d'une chorale. Nous l'appelions affectueusement sœur Colisée : entre les boutons d'un manteau qu'elle aimait porter et qui lui était trop ajusté, se dessinaient comme les arches de l'amphithéâtre. Elle est morte à 104 ans
- sœur Anne-Elisabeth, un temps directrice adjointe du collège. Brave femme un  peu dépassée par sa charge. Régulièrement, elle s'endormait pendant les conseils de  classe. Elle m'y a reproché un jour d'avoir employé l'indicatif après "après que". Je n'ai pu m'empêcher de la corriger. Aujourd'hui, elle est sourde comme un pot.
- sœur Agnès, un peu snob, s'arrangeant toujours pour se tenir dans l'entourage des "huiles". Elle me fit pourtant un jour un immense plaisir dont je parlerai un peu plus tard.
- sœur Marie-Blandine, que j'ai croisée dernièrement, toujours aussi menue et aussi timide. Elle accompagnait chaque soir sœur Odilia dans son tour vespéral des classes pour éteindre les salles laissées  éclairées.
- sœur Emmanuelle-Marie, plus jeune, qui est aujourd'hui supérieure dans une congrégation de la région parisienne. Mes rapports avec elle furent, au début, un peu tendus. Elle a participé avec moi (et d'autres) à la rédaction du règlement pédagogique et se montrait souvent très autoritaire. Elle me dit pourtant un jour que j'étais un des piliers du Centre. Je lui objectai que d'autres professeurs étaient plus anciens dans les murs, ce à quoi elle précisa qu'aucun ne s'était autant investi que moi dans la vie de nos institutions. Toute humilité mise à part, je crois aujourd'hui qu'elle n'avait pas tout à fait tort.
- sœur Ilona, la hongroise qui ne s'est jamais départie de son accent d'origine. Je la voyais souvent dans le parc cueillant des fleurs pour la chapelle; Lors d'un voyage à Vienne, Prague et Budapest, elle nous prêta, dans cette dernière ville, l'appartement de son frère, proche de l'île Marguerite, et nous raconta son arrestation lors de l'insurrection de 1956 .
- sœur Claire, la seule enseignante (anglais), surnommée Olive, celle de Popeye parce qu'elle lui ressemblait, surtout par les jambes fines comme des manches de râteau. Elle avait parfois du mal à tenir ses classes et disait que ses élèves étaient souvent "sots".


Enfin, mes deux préférées :
- sœur Marie-Thérèse, un temps à la comptabilité puis femme à tout faire parce qu'arrivée sans dot. Une femme solide comme une armoire ancienne, simple comme les ruraux de Lorraine dont elle était originaire. A sa "retraite", on lui accord la médaille "ancilla domini". Ancilla, la servante, c'est bien ce qu'elle a été toute sa vie. Elle m'a raconté de nombreux souvenirs de la dernière guerre. La dernière fois que je l'ai aperçue, sans pouvoir l'approcher, elle marchait avec un déambulateur.
- soeur Odilia, qui fut, bien avant mon arrivée, directrice du collège et supérieure (certains l'appelaient "mère"). Il paraît qu'elle  était très crainte et très respectée. Moi, je l'ai connue douce et profondément humaine. Chaque matin, elle se tenait au sommet du grand escalier pour nous donner, par un mot gentil, du cœur à l'ouvrage. Lorsque ma grand-mère paternelle tomba malade, elle pria pour elle et, venant d'elle, je savais que ce n'était pas un vain mot. Elle était originaire de Provence et évoquait souvent les bories de son enfance. Pleine d'humour aussi, parfois égratignant, bien caché derrière un visage impassible. C'était à moi de décrypter. J'ai rarement connu une femme aussi intelligente et aussi sincèrement croyante. Je suis allé à sa sépulture, près de la maison de retraite de Haute-Loire. A cause d'embouteillages sur l'autoroute, je suis arrivé à la fin de l'office funéraire. Sœur Agnès, sachant la profonde affection qui me liait à Odilia, me fit, quelques jours plus tard, la surprise et le bonheur de m'envoyer le texte de cette cérémonie.

Je ne sais pas si ces souvenirs parleront à ceux qui les liront. Pour moi, ils résonnent encore, ils font partie de moi et, chaque fois, j'y retrouve une grande chaleur humaine. Je voulais ici  rendre grâce à ces femmes parce que, chacune à sa façon, elles m'ont rendu la vie plus douce. Et pardon pour tous les surnoms dont je les ai affublées.

7 commentaires:

CHROUM-BADABAN a dit…

Oui, c'est très "parlant" et très imagé. Passionnant ! Et je dis ça en tant qu'anticlérical de base très borné et envers toute les religions !
Pourtant, un jour je me suis surpris a dire à une pédopsychiatre qui bossait dans mon établissement et qui n'en foutait pas une rame du "haut" de son savoir devenu complètement indigent au fil du temps, si jamais ce "savoir universitaire" avait jamais existé, bref je lui ai dit : au moins, les cathos, quand ils travaillent, ont une morale exigeante qui fait parfois défaut aux athées ! Elle m'a rétorqué, outrée, que les laïcs avaient tout autant de morale et d'exigence. Ce qui, venant de sa part, m'avait bien fait rire !
Parce que c'est vrai, j'ai beau ne pas aimer les religieuses, que je considère en gros comme des grenouilles, je dois admettre qu'elles s'investissent parfois corps et âme et avec intelligence et sensibilité pour ceux dont elles ont la charge, plus que certains profs pétris de bonne culture et de bon sentiments mais qui lâchent lorsqu'il faut y aller à fond ...

Calyste a dit…

Chroum : depuis le temps que tu lis mes billets, tu dois savoir ce que je pense de tout ça. J'ai aimé ces femmes parce qu'elles étaient des êtres humains, non parce qu'elles étaient des religieuses (j'avais même un a priori certain avant de les connaître et m'étais totalement éloigné de la religion après la mort scandaleuse de ma sœur à seulement 11 ans.).
Ce que je hais, ce n'est pas une religion ou une autre, c'est ce qu'en font certains par hypocrisie, opportunisme et connerie. J'inclus dans cette haine la laïcité quand elle devient elle-même une religion.
J'ai dit que, pour moi, c'étaient avant tout des femmes, donc avec leurs défauts comme les autres : l'orgueil, la vanité,l'indifférence aux autres parfois, peut-être même une certaine mièvrerie. Celles que je cite avaient aussi certainement des défauts mais elles ne m'ont montré le plus souvent que leur "âme" (j'espère que ce mot ne te fera pas bondir).

CHROUM-BADABAN a dit…

Si tu veux la République, la chose publique, me tient plus que n'importe quelle religion. J'en ferais presque une religion ! L'égalité entre les hommes, oui, et la religion en son for intérieur, si on y tient. Sans prosélytisme.
Il y a quelques jours j'étais dans une réunion et un intervenant a commencé comme ça : nous tous qui sommes fils de dieu ... Là je me suis dis "mon pote, si je suis fils de dieu, dieu doit être un sacré con pour m'avoir ainsi conçu !"
La laïcité est actuellement devenue une religion fourretout à la mode. Histoire de faire chier les musulmans que je déteste tout autant que les cathos et les autres religieux !
Quand aux athées, quand ils s'escriment à démontrer l'inexistence de dieu, ils me font bien rire !
Je suis simplet sur la question religieuse : moins on en parle, mieux je me porte !

Cornus a dit…

Eh bien dis donc, cela en fait des religieuses qui gravitaient autour de toi, je n'aurais pas pensé qu'il y en eût autant. Belle galerie de portraits et bonne mémoire en tout cas.

Calyste a dit…

Chroum : entièrement d'accord avec ton premier paragraphe. Quant à la phrase de l'intervenant, je la trouve déplacée : ou c'est un con ou c'est un provocateur.

Cornus : il y en avait encore quelques autres qui ne m'ont pas laissé de souvenir particulier. Nous les croisions à l'occasion, le collège se trouvant dans le même bâtiment que leur couvent.

Cornus a dit…

Honnêtement, je pense que j'aurais eu du mal à m'habituer à la présence d'autant de femmes ou d'hommes d'église, d'abord parce que mon tropisme "naturel" m'en aurait éloigné. Après, avec le hasard des circonstances, si je m'était retrouvé là, me connaissant, de m'y serais fait (eux auraient aussi dû se faire à moi) et tout porte à croire que j'aurais pu avoir de bons rapports avec certaines (certains) et peut-être des amitiés.

Calyste a dit…

Cornus : comme je l'ai dit, elles étaient avant tout des êtres humains et non des sœurs.
Comme tu l'as sans doute vu, je ne considère pas les êtres par rapport à leurs fonctions mais par rapport à ce qu'il sont profondément.