D'origine très modeste, j'ai pourtant suivi mes études dans le plus grand lycée de Saint-Étienne : le lycée Claude Fauriel. Par pur hasard, je suppose. C'est là, et beaucoup plus qu'à la fac de Lyon, que j'ai appris beaucoup de ce que je sais aujourd'hui grâce à de vieux messieurs véritables puits de science. Mais j'ai dû m'y battre pour m'y faire ma place et ce combat m'a consolidé un caractère inoxydable qui m'a permis ensuite, avec la rencontre de Pierre aussi, de passer à peu près n'importe où.
Mon premier combat fut pour me hisser à la tête du classement (il y en avait encore à l'époque) dans de nombreuses matières (sauf en anglais). Pour moi, ce n'était pas parce qu'on venait de la campagne et d'une famille de mineurs que l'on était plus bête que les autres. J'y réussis particulièrement en français, latin, grec, histoire et musique, puis en mathématiques. L'anglais est toujours resté à la traîne (ma meilleure note fut celle que j'obtins au bac) à cause d'un préjugé solidement ancré en moi et dont j'ai mis des années à me débarrasser : je considérais qu'il s'agissait d'une langue de snobs à l'instar de mes condisciples qui allaient chaque été en Grande-Bretagne "to improve their English" ! Inutile de dire que je n'en avais ni les moyens ni l'envie !
Mais ce combat ne me coûta pas beaucoup tant j'aimais apprendre, tant j'étais conscient de la chance que j'avais de voir toutes ces portes de la connaissance ouvertes devant moi, un petit bouseux, le premier de sa famille à entrer au lycée. L'autre que j'eus à livrer fut plus long et plus ambigu : celui contre moi-même. Il m'arrivait souvent d'être invité, en fin d'après-midi, dans la famille de l'un de mes camarades de classe. Une famille bourgeoise, elle enseignante, lui médecin si je me souviens bien, habitant un des beaux quartiers de Saint-Étienne. La mère (je n'ai jamais vu le père) nous offrait un goûter, bavardait un instant avec nous puis nous laissait seuls dans la chambre. Une chambre que lui seul occupait, avec un vrai bureau ! Et la collection complète des Tout l'Univers auquel il était abonné (je n'ai jamais été abonné à aucun magazine) et que nous feuilletions avec passion. Je mis longtemps avant de me rendre compte de ce qui m'arrivait. Pour eux, j'étais une sorte de singe savant, d'exception dans ma classe sociale, qu'il fallait hisser jusqu'à la leur en lui inculquant les valeurs correspondantes. Et ça a failli marcher ! J'aurais voulu ne plus partager ma chambre avec mon frère, j'aurais voulu avoir un peu d'argent de poche pour m'acheter les livres qui me tentaient (heureusement, je les empruntais à la bibliothèque), j'aurai voulu être habillé de vêtements beaux et pas seulement solides.
Je finis par ne plus me rendre à ces invitations. Mon meilleur ami fut alors un autre fils de mineur, tout aussi isolé que moi dans ce lycée, puis Yvon lorsqu'il arriva. J'ai eu honte de ce que j'avais osé penser, espérer. Il y eut une deuxième alerte à mon arrivée à la fac mais là, je n'étais plus seul : Pierre était là. Je n'avais plus peur de cette bourgeoisie (la lyonnaise était bien pire que la stéphanoise), je devins enseignant dans un collège (et un lycée) privé sous contrat où elle constituait la majorité de la clientèle. Et peu à peu, j'obtins de m'y faire respecter et même apprécier, voire aimer.
J'ai donc le bonheur rare d'avoir une double culture : celle de mes origines, paysanne et ouvrière, et celle d'une société plus huppée que j'ai fréquentée (uniquement par mon travail) pendant des décennies. Et je prise autant l'odeur des aubépines proustiennes que celle du tas de fumier le long d'un chemin de mon enfance.
mardi 18 février 2020
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5 commentaires:
Je suis curieux de savoir ce qu'au lycée on t'a appris en musique.
Ce n'est pas la première fois que tu évoques la chose globalement, mais c'est la première fois que tu parles de cette famille qui t'invitait, un peu à la façon "Le dîner de cons".
Pippo : en primaire, on nous faisait parfois écouter de la musique. Je me souviens entre autres de Granados. Au lycée (c'est-à-dire pour moi dès la sixième), d'abord reconnaître les noires, blanches, rondes, croches, etc. Puis les insupportables dictées musicales où j'étais nul et où je tentais de copier sur le voisin. Reconnaître les instruments à l'oreille aussi. L'histoire de la musique également, que j'aimais bien, en particulier ce qui concernait Bach. Enfin, un prof aveugle (nous étions surveillés par a femme)qui nous jouait des airs au piano. C'est là, je crois, que je me suis vraiment éveillé à la musique. Pour le reste, je l'ai appris sur le tas, car il me semble que dans les grandes classes, il n'y avait plus de cours de musique.
Cornus : c'est vrai, je crois ne jamais en avoir parlé. Pour " le dîner de cons", tu exagères car je pense qu'ils étaient sincères et voulaient réellement me rendre service. Mais j'avais mon orgueil, peut-être trop exacerbé ...
Merci.
Granados, c'est inattendu.
Reconnaître les noires, blanches, rondes, croches, c'est simple comme bonjour.
Par contre, le solfège et les dictées musicales, c'est dur et rébarbatif quand on ne dispose pas d'un instrument, car c'est tellement abstrait. Au contraire, l'apprentissage de la langue renvoie immédiatement à des réalités concrètes, ainsi "le toit est rouge".
Pippo : je ne crois pas que ç’ait été un choix de l'enseignant. Il y avait un programme musical pédagogique sur une des radios de l'époque.
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