jeudi 19 juin 2008

Dix minutes plus tôt.

J'ai dit que je devais manger demain soir avec Alain, un ami que je n'ai pas vu depuis une vingtaine d'années, bien que nous habitions tous les deux dans la même ville.

Qui est Alain? Je vais écrire ce billet ce soir, pour fixer une image, celle qui est encore la mienne pour peu de temps et qui, demain, risque de se modifier définitivement. J'en rédigerai un autre après, pour comparer.

Je ne sais plus du tout comment ni où nous nous sommes rencontrés la première fois. C'est une des questions que je compte lui poser demain. Il devait avoir autour de vingt-cinq ans, moi vingt-trois. Je l'appelais alors Nicolas et pour moi, Nicolas il est resté. Il faut que je me force pour l'appeler Alain. Je ne connais pas non plus, ou j'ai oublié, le mystère de ces deux prénoms.

Nous avons très vite sympathisé, autour de nos goûts communs pour la littérature et encore davantage pour l'écriture. Il était encore plus fervent du stylo que moi, et envoyait régulièrement des manuscrits aux éditeurs, qui les lui refusaient tout aussi régulièrement. Mais cela ne le décourageait pas, et nous étions tous deux persuadés, à cette époque, que nous étions des petits génies en herbe, ou, en tous cas, des Sagan à découvrir.

Où habitait-il, je ne m'en souviens pas non plus. Il est originaire du sud-ouest, Lavaur je crois, et a gardé longtemps son léger accent sympathique. Petit physique méridional de garçon très brun, tentant de se grandir en rehaussant ses épaules dans sa démarche lorsqu'il l'étudiait.

A Lyon, il travaillait alors dans une librairie. Il s'entendait aussi très bien avec Pierre et c'est en sortant de chez nous, un soir très tard, après sans doute une soirée bien arrosée, qu'il a rencontré Gérard, l'ami dont il partage la vie depuis maintenant trente-trois ans.

Mais, avant de rencontrer ce garçon, Alain a traversé de longues phases de turbulences, ponctuées régulièrement par des tentatives de suicide. L'une d'entre elles m'a particulièrement marqué. Il était très tard lorsque le téléphone a sonné chez nous. Au bout de la ligne, un souffle, quelques mots inaudibles, des sanglots. Au bout d'une longue patience, nous identifions Alain. Au bout d'un plus long moment encore, nous parvenons à lui faire dire où il se trouvait: un hôtel de la presqu'île (où je suis d'ailleurs allé dernièrement photographier un lion et un ours).

Pendant que je tente par tous les moyens de le garder au bout du fil, de le faire parler sans cesse pour éviter qu'il ne s'endorme sous l'effet des cachets qu'il avait avalés, Pierre prend sa voiture et fonce jusqu'à l'hôtel. Au bout de ce qui me semble être une éternité, j'entends d'autres bruits au téléphone, d'autres voix aussi, plus assurées, plus fortes, puis Pierre qui me dit que tout va bien, que les pompiers sont là et emmène Alain aux urgences.
Peut-être était-ce la dernière tentative avant qu'il rencontre Gérard. Pour moi, c'est celle que je n'ai jamais oubliée. Le cocasse de l'histoire, c'est qu'hier au téléphone, Alain m'a rappelé que jamais il ne nous avait remboursé la note de la chambre d'hôtel (luxueux: monsieur voulait mourir dans de beaux draps) que Pierre avait réglée.

Au début, je n'ai pas aimé Gérard. Pour plusieurs raisons. D'abord, il me paraissait un peu fruste, un peu massif face à notre "finesse d'intellectuels en devenir". Ensuite, il me prenait Nicolas, pardon Alain. Je le voyais moins, et finis nos délires lors de promenades au parc de la Tête d'Or (il n'était pas à l'époque question de sport, bien entendu!), lorsque nous longions les très cossus hôtels particuliers du boulevards des Belges et que nous nous en imaginions propriétaires, organisant de somptueuses soirées mondaines, remplies d'homosexuels tous plus spirituels et évaporés les uns que les autres et rehaussées par la présence discrète mais nécessaire de quelques-unes de nos muses féminines. Nous, en maîtres des lieux, réglions ce ballet des convenances (et plus tard dans la nuit des inconvenances) du haut de l'escalier de marbre monumental dont la coupole en trompe-l'oeil aspirait la fumée de nos cigarettes parfumées.

Après quelques repas en commun, et un petit voyage avec baignade naturiste (où?) au cours de laquelle Alain, en bon petit coq méridional, avait eu du mal à supporter de voir son sexe rétréci et fripé par l'eau trop froide, les relations s'espacèrent.

Elles reprirent lorsque Pierre, devenu directeur de son "entreprise", en transporta les locaux dans le quartier d'Ainay et que Alain et Gérard, par hasard, y ouvrirent, à quelques mètres de distance seulement, une boutique de dessins et gravures anciennes. Je revis alors Alain une fois ou deux, mais la folie n'y était plus et c'est surtout Pierre qui me donnait des nouvelles.

Puis le grand trou. Jusqu'à mardi après-midi où, me trouvant dans le quartier, j'eus l'idée subite (pourquoi?) d'aller voir si la galerie existait toujours. Elle était bien là, et à l'intérieur Gérard que je reconnus, qui me reconnut tout de suite. Nous avons bavardé une bonne heure et j'ai découvert un autre Gérard, beaucoup plus à ma convenance. A ma question, il me répondit que Alain ne travaillait pas ce jour-là, qu'il prenait ainsi régulièrement de longs moments pour ..... écrire. Ainsi les vieux démons ne sont pas morts! Tant mieux.

Le lendemain, j'ai eu son coup de fil. Deux heures au téléphone. On aurait pu croire que nous nous étions quittés dix minutes plus tôt. Demain soir, je vais être un peu impressionné, non par lui, mais par la situation. Je vous raconterai. Enfin, si vous voulez!

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