Sous un grand ciel gris, dans une grande plaine poudreuse, sans
chemins, sans gazon, sans un chardon, sans une ortie, je rencontrai
plusieurs hommes qui marchaient courbés.
Chacun d’eux portait sur son dos une énorme Chimère, aussi lourde qu’un
sac de farine ou de charbon, ou le fourniment d’un fantassin romain.
Mais la monstrueuse bête n’était pas un poids inerte ; au contraire,
elle enveloppait et opprimait l’homme de ses muscles élastiques et
puissants ; elle s’agrafait avec ses deux vastes griffes à la poitrine
de sa monture ; et sa tête fabuleuse surmontait le front de l’homme,
comme un de ces casques horribles par lesquels les anciens guerriers
espéraient ajouter à la terreur de l’ennemi.
Je questionnai l’un de ces hommes, et je lui demandai où ils allaient
ainsi. Il me répondit qu’il n’en savait rien, ni lui, ni les autres ;
mais qu’évidemment ils allaient quelque part, puisqu’ils étaient poussés
par un invincible besoin de marcher.
Chose curieuse à noter : aucun de ces voyageurs n’avait l’air irrité
contre la bête féroce suspendue à son cou et collée à son dos ; on eût
dit qu’il la considérait comme faisant partie de lui-même. Tous ces
visages fatigués et sérieux ne témoignaient d’aucun désespoir ; sous la
coupole spleenétique du ciel, les pieds plongés dans la poussière d’un
sol aussi désolé que ce ciel, ils cheminaient avec la physionomie
résignée de ceux qui sont condamnés à espérer toujours.
Et le cortége passa à côté de moi et s’enfonça dans l’atmosphère de
l’horizon, à l’endroit où la surface arrondie de la planète se dérobe à
la curiosité du regard humain.
Et pendant quelques instants je m’obstinai à vouloir comprendre ce
mystère ; mais bientôt l’irrésistible Indifférence s’abattit sur moi, et
j’en fus plus lourdement accablé qu’ils ne l’étaient eux-mêmes par
leurs écrasantes Chimères.
Charles Baudelaire, Petits poèmes en prose, 1869
2 commentaires:
Ben oui, c'est bien !
Cornus : je veux, mon neveu !
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