lundi 17 mars 2008

La camarde.

Les ténèbres ne se résorbent pas aussi facilement que cela. Au moment où l'on s'y attend le moins, elles ressurgissent et vous poignent le coeur d'autant plus qu'on ne les a pas vu revenir. Je pensais être débarrassé de ces visions d'hôpitaux qui m'ont harcelé si longtemps après la mort de Pierre et que, de façon surprenante, celle de mon père n'a pas réveillées. Elles sont revenues, hier, alors que rien ne le laissait présager. Est-ce la lecture d'un article de Patrick, dans son blog En forme de Poire, consacré aux derniers jours de la vie de son arrière-grand-mère dans la solitude d'un lycée aixois, est-ce son évocation des couloirs de cette grande bâtisse la nuit qui a réveillé en moi ces vieux fantômes. J'ai revu les couloirs de la clinique, pleins de mouvements pendant la journée, remplis du passage des aides-soignantes, des infirmières et des familles, les quelques chaises le long des murs, où l'on pouvait s'asseoir en attendant que les soins ou la toilette soient terminés, mais qu'il fallait vite quitter parce que, assis, les genoux gênent le passage des chariots, ou à cause de notre propre gêne d'avoir sous les yeux le spectacle d'un pauvre vieux corps étendu sur le lit de la chambre d'en face, un corps qui n'est plus le corps du désir et du plaisir, mais une molle pâte à modeler qui bientôt, après putréfaction, redeviendra poussière. Ces couloirs sans aucune ouverture sur l'extérieur, où l'on n'est jamais sûr du jour ou de la nuit, du soleil ou de la pluie, où la chaleur étouffante vous amène régulièrement à la fontaine réfrigérée qui vous dispense une eau si fraîche qu'on dirait le seul élément pur dans tout ce qui vous entoure. Ces couloirs où pourtant vous restez parce que l'aimé est là, derrière la porte, parce que vous serez bouleversé par le sourire rayonnant qu'il vous lancera à votre entrée dans la chambre avant d'oublier jusqu'à votre présence, maladie bouffeuse de cerveau oblige, parce que vous pourrez encore un peu lui tenir la main, sentir sa dernière chaleur, imaginer que, dans ce cerveau martyrisé, il existe un petit coin de ciel bleu, un jardin préservé, un arpent de prairie où, étendu, il est heureux de reconnaître votre main, même si, depuis longtemps, il ne peut plus bouger la sienne, où vous restez parce que l'on vous connaît, depuis le temps, parce que l'on vous sourit, parfois par politesse, souvent avec tendresse, parce que ce monde de la maladie est devenu votre univers, parce que l'autre extérieur n'existe pas plus qu'un décor de fiction qui s'évanouira une fois le film terminé, parce que cet autre extérieur, où jusqu'à il n'y a pas longtemps vous déambuliez avec tant d'aisance, vous terrorise maintenant que vous n'avez plus entre les mains que votre immense amour stérile dont vous ne savez plus que faire, tout le reste étant dans les mains des médecins. Et pire, ces couloirs la nuit, déserts, à la lumière assourdie, avec, tout au fond, juste avant le coude qui le masque à votre vue, la réverbération étrange du bocal de la garde de nuit, une lumière de morgue à laquelle pourtant vous vous attachez parce qu'elle est encore la vie au milieu de toute cette mort assoupie qui tousse et qui gémit, qui rêve et qui appelle, malgré cette étrange femme qui déambule à heure fixe, que, réveillé par son pas, vous voyez apparaître dans la chambre, sans sourire, sans sentiment, sanglée dans sa blouse blanche qui ne masque pas ses formes gigantesques, sans paroles ni regard pour vous, comme un robot à la luxuriante chevelure blanche programmé pour soigner. Je l'ai détestée, cette femme inhumaine, sorte de Cybèle, de Séléné maléfique, goule nourrie des souffrances qu'elle tentait d'apaiser. La mort n'est pas ce squelette décharné armé de sa longue faux que l'on représente souvent. La mort, je peux vous le dire, je l'ai vue ces nuits-là: elle a de longs cheveux de neige, une grande blouse immaculée et elle est grasse, très grasse. Il n'y aura pas de paragraphes, d'aérations, dans ce texte: je veux l'étouffer, la camarde, dans mes mots, pour ne plus jamais la revoir.

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