vendredi 22 mars 2019

Son légionnaire

Les puits de la mémoire, insondables, d'où émerge parfois une bulle fraîche et colorée, remplie de bruits ou de fureurs, de parfums ou de cris. Elle claque dans le silence et les images s'animent.

L'autre soir, alors que je regardais Beau Travail, un film magnifique de Claire Denis (1999) sur la "confusion des sentiments" dans la Légion Étrangère , une de ses bulles est venue m'éclater au visage.

Mon village, mon hameau. Il y avait cet amphithéâtre prolétaire fermé d'un côté par les jardins, de l'autre par les maisons ouvrières. Elle habitait là, Maryvonne, au rez-de-chaussée. Deux pièces : la cuisine et la chambre. Et puis, un jour, un homme est venu, qu'elle aima. Il n'était pas du village mais les mineurs ne sont pas regardants. Il a vécu quelques mois au milieu d'eux. Et puis, il est parti. Maryvonne n'a pas pleuré. C'était un légionnaire.  Je ne l'ai jamais vu. Yvon m'a dit qu'il était beau et qu'il fut son amant, à lui aussi. C'étaient nos premières confidences.

Maryvonne a déménagé. Yvon et moi avions découvert le monde des adultes.

8 commentaires:

CHROUM-BADABAN a dit…

J'aime bien ce propos : les mineurs ne sont pas très regardants.
Je pourrais dire la même chose de la classe ouvrière des banlieues des endroits où j'ai vécu, il y a quelques décennies, dans les années cinquante, soixante. Ils n'étaient pas très regardants non plus ces travailleurs, c'est à dire qu'ils acceptaient l'autre quel qu'il soit, dans sa différence, ses bizarreries, etc. Souvent avec rudesse, mais bon la vie est parfois dure.
Je pense souvent que la classe ouvrière a eu son heure de gloire jusqu'à il y a encore quelques années. Elle s'est considérée et elle a été considérée. Elle avait l'espoir d'exister et du coup les gens vivaient souvent avec intelligence, tolérance et conscience de classe...! Les intellectuels se pliaient au sort ouvrier !
Et puis à partir des années quatre-vingt, cette classe de travailleurs a été dévalorisée. Dévalorisée au point de ne plus exister. Il n'y a plus d'ouvriers, plus de manoeuvres, plus d'OS, plus d'OHQ. Que des appellation nouvelles, techniciens de surface, agent d'entretien, etc. Marx a été bouté hors du champs intellectuel. Et les gens sont devenus cons. Le Front National s'est développé sur cette connerie. Le commerce aussi.
Il faudrait que les travailleurs reprennent espoir, alors ils grandiraient et écraseraient toute la médiocrité actuelle et la vulgarité qui nous entoure.
L'espoir rend l'intelligence à celui qui en est privé par sa condition. L'espoir crée une espèce de beauté.
Je hais le pédopsychiatre avec qui je travaille parce qu'il me dit : la lutte des classes, c'est un peu dépassé... Pôvre pomme !

Pippo a dit…

A Chroum-Badabam, si Calyste le permet.
Merci de ton témoignage et de tes propos.
Les paysages de Liège, où je suis né, sont marqués par de nombreux terrils et des souvenirs d'une industrie métallurgique aussi florissante qu'infernale. L'ouvrier avait sa dignité, il pouvait s'endimancher et dépenser excessivement lors de la communion solennelle des "petites", suscitant la réprobation de la bourgeoisie locale. Celle-ci redoutait la banlieue rouge. Elle a progressivement quitté le centre de la ville pour habiter des "quatre façades" ou des fermettes dans de verdoyants villages. Banal.
Je ne suis pas certain que nos travailleurs "acceptaient l'autre quel qu'il soit", comme tu l'écris. Quand des Flamands crève-la-faim sont venus au 19e siècle chercher du travail en Wallonie, ils n'ont pas toujours été bien accueillis. Idem des Polonais avant la deuxième guerre mondiale et des Italiens du Sud, qualifiés de macaroni, descendus nombreux dans les houillères après cette guerre. La solidarité de classe ne naît pas spontanément.
La lutte des classes n'a jamais été la guerre des classes. Oui, il existe toujours une forte tension, qu'exprime en Belgique un taux très élevé de syndicalisation.
La classe ouvrière n'a-t-elle pas été victime de ses conquêtes sociales ? On a déjà montré comment le prolétaire s'est transformé en petit-bourgeois.
A Calyste, dont je poursuis la lecture du blog.
Je viens de tomber sur un auteur dont les livres m'ont ensorcelé, Julien Green, que tu as donc rencontré ! Le blog Bibliothèque Gay présente depuis ce 9 mars un long article consacré à son fils adoptif, Eric Jourdan. Cette filiation m'était connue sans plus, ma surprise a été totale quand la personnalité de Jourdan m'a été révélée. Très regrettable que ce sale fiston ait préféré faire de l'argent en dispersant en vente publique les papiers de papa. Il s'en expliqué avec une parfaite désinvolture : "J'ai compris qu'il ne fallait pas laisser une oeuvre sous un sarcophage, si précieux fût-il, car il faut qu'elle reste vive. Je n'oubliais pas non plus qu'il refusait les endroits officiels et considérait que beaucoup d'universités sont des temples à la merci des mandibules d'insectes chercheurs déjà desséchés."
Références :
http://bibliotheque-gay.blogspot.com/
http://espacecreationjeanlouis.blogspot.com/2010/03/interview-du-romancier-eric-jourdan.html
https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89ric_Jourdan
https://www.lemonde.fr/livres/article/2011/11/10/la-dispersion-julien-green_1601744_3260.html
Pipo.
P. S. C'était comment chez Julien Green ? son mobilier ? des tableaux ? (oui, je suis parfois d'une curiosité de concierge, mais depuis que j'ai lu La Distinction - on revient ainsi à la notion de classe sociale ...)

CHROUM-BADABAN a dit…

Oui, j'aurais dû écrire "finissait par accepter l'autre.. " !
Parce que rien ne va de soit face aux autres ... l'Enfer, ce sont toujours les autres ! Puis, des autres, on finit par en avoir besoin. Pour ne citer que Fernand Raynaud : "Il vint manger notre pain, alors il est parti : il était boulanger !"
Victime de ses conquêtes sociales, je ne pense pas, la Sécu (la Sociale !), les congés payés, la retraite, les wouites heures, ce sont de bonnes choses. Victimes plutôt du mercantilisme et de la publicité qui sont parvenus à salir les bonnes choses au point d'en faire une norme de vie. Je vous salie ma rue comme disait l'Autre !
Parfois je regarde une devanture de magasin et il s'y expose une kyrielle d'objets invraisemblables de toutes les couleurs et qui ne servent à rien d'autre qu'à être vendus ! C'est un labyrinthe où personne ne trouve la sortie. Ne pas y entrer réclame de l'énergie !

Cornus a dit…

Une émouvante évocation.

Pippo a dit…

A Chroum-Badabam, "sans vouloir polémiquer", si la bonté de Calyste le permet encore.
"L'enfer c'est les autres", là voilà cette fameuse phrase brandie par tant de curés, tant de moralistes, contre un Sartre, incapable d'aimer. Celui-ci finit par s'en expliquer avec esprit et préciser que vivre perpétuellement sous le regard des autres, se retrouver ainsi construit, disséqué, est un enfer. On trouve aisément une vidéo de cette mise au point.
Comme toi, je crois excellentes les conquêtes sociales et dangereux leur détricotage actuel un peu partout. Quant au mercantilisme ..., comment y mettre fin ? Je ne sais. Le phénomène semble si ancien. On n'est pas prêt d'oublier l'échec global des économies communistes. Entrant récemment dans le bureau d'une mutuelle, j'ai été frappé du nombre de publicités pour avantages complémentaires, qui faisaient penser à une compagnie d'assurances. Il y a d'ailleurs des similitudes entre ces deux activités, mais le commerce de la santé a gagné en ampleur.
Difficile de reprocher aux anciens prolétaires de consommer davantage aujourd'hui que leurs ancêtres, même si certains conservent dans leur salon une lampe de mineur (de "houilleur", doit-on dire je pense - saint-stéphanois, le professeur Calyste nous éclairera). Elle entretient la flamme du souvenir familial mais ne dicte pas les comportements d'achat, qu'il s'agisse de pain ou de vacances.
Très cordialement.
Pipo.

Calyste a dit…

Chroum : d'ailleurs, tu n'entendras plus personne se présenter en disant : je suis ouvrier. Un beau mot, pourtant. Comme instituteur, autrement évocateur que professeur des écoles.

Pipo : Calyste permet !
Quant à l'accueil, c'est en tout cas ce que j'ai vécu, en pays minier aussi. Bien sûr, on savait d'où chacun venait. On s'en moquait parfois, pas bien méchamment. Mais, en cas de coup dur, il y avait une solidarité extraordinaire. Un de mes meilleurs copains étaient algérien. Je le dis aujourd'hui, mais ne l'ai jamais pensé à l'époque.C'était mon copain, point.
Pour Green, je n'ai que peu de temps ce soir, mais y reviendrai, promis.

Chroum : il faut consommer sinon on n'est rien. Donc, je ne suis pas grand chose.

Pipo : à la pharmacie, une fois délivrés les médicaments, l'employée (je devrais dire la vendeuse) me demande chaque fois : "C'est tout ce qu'il vous faut.". Ce qui m'horripile et à quoi je réponds : "non, je voudrais aussi trois kilos de pommes de terre et un beau saucisson". D'ailleurs le mot même de parapharmacie m'insupporte.

Cornus : étonnant comme j'avais totalement occulté ce souvenir.

Pippo a dit…

Merci de ces précisions.
Pipo.

Calyste a dit…

Pipo: merci à toi. Je suis ravi que s'installent parfois de tels "dialogues".