lundi 5 janvier 2009

Tyrannie du temps.

Il est six heures moins cinq. On va lui apporter son repas. Soit l'infirmière et alors elle aura aussi les cachets, soit l'aide-soignante et là il faudra attendre. Depuis plus d'un quart d'heure, elle regarde le réveil sur la table de nuit. Il marche si mal selon elle. Ils ne sont pas encore en retard mais ils vont l'être, elle le sent. Avant, on faisait attention à elle. Pensez, la femme de l'homme de confiance. Maintenant elle est une pensionnaire comme les autres. Sauf que les autres sont malades de la tête, des folles, elle pas. Il ne faut pas confondre. Si son mari était encore là, il le leur ferait bien voir.

Même les horaires des émissions changent. Comment s'y retrouver? Elle ne comprend plus à quelle heure est Des Chiffres et des lettres. Et puis, ils parlent, ils parlent et elle n'entend pas. Ce qui lui plaît, ce sont les chiffres, affichés en gros sur l'écran. Parfois pour elle aussi, le compte est bon. Des restes de calcul mental de ses anciens métiers. Elle est encore meilleure avec les lettres: les mots lui sautent aux yeux, une évidence. Et eux qui croient que son cerveau ne fonctionne plus très bien. Oh! parfois oui, elle a mal à la tête, il y a comme un voile devant ses idées. Elle ne trouve plus les phrases qu'elle voudrait dire et ça l'énerve. Parfois ils comprennent à demi mots et le nœud se desserre, elle peut continuer son idée, parfois ils ne comprennent rien et ça l'énerve. Elle en oublie ce qu'elle voulait dire. Le mot est arrivé mais l'idée est partie.

Un nouveau coup d'œil sur le cadran. Il lui semble qu'il est six heures maintenant. Les aiguilles ont l'air d'être bien alignées. Pourvu qu'il soit bien réglé. Hier soir, son fils a remonté le mécanisme, il y a pensé, parfois il oublie, c'est pourtant pas sorcier. Mais ce réveil est déjà tombé si souvent, il peut lui prendre des fantaisies. Le pire, c'est la nuit, avec les gardes. Elles vous réveillent en sursaut, rien qu'en ouvrant la porte. Trois fois par nuit. Et quand elle se penche pour voir l'heure, elles ont déplacé la table de nuit pour lui mettre sa couche et le réveil a disparu derrière le lit. Les couches, c'est juste pour s'éviter du travail. Comme ça, on ne la lève pas, on ne l'emmène pas jusqu'au coin toilettes. Eh bien, puisque on veut lui mettre des couches, autant que ça serve à quelque chose. Maintenant elle pisse au lit. De toutes façons, quand elle sonnait pour prévenir, elles arrivaient une éternité après. Jamais pressées, jamais là quand elle a besoin d'elles.

Six heures cinq. Elle entend des pas dans le couloir et deux ou trois petits coups frappés à la porte toujours ouverte. C'est son plateau. Il faut rejoindre la table. Les cachets, c'est pas pour tout de suite. Ça aussi, ça l'énerve: elles sont capables d'oublier ou de se tromper. Comme elle est brusque, cette aide-soignante! Elle sait pourtant bien comme elle a mal, qu'elle ne peut pas aller vite avec ses jambes qui font des nœuds, qui se croisent sans qu'on le leur ait demandé. Et le pain, comment le couper? L'autre, Françoise, le lui prépare toujours. Elle est gentille, Françoise. Une fois par semaine, elle lui vernit les ongles, et ça tient bien. Qu'y a-t-il sous la cloche? Parce que la soupe, il ne faut pas y compter, elle n'en mangera pas. Éternelle purée et viande hachée. Depuis qu'elle est au régime mixé, elle n'a plus que ça, matin et soir. Elle n'a plus de dents, que des chicots qui se détachent les uns après les autres. Mais elle pourrait tout de même mangé autre chose: de la saucisse, du poulet, quelques légumes s'ils sont bien cuits. Françoise le sait et souvent lui en rajoute dans son assiette.

Pourtant elle se jette dessus comme si elle n'avait pas mangé depuis trois jours. Elle ne le finira pas, elle ne finit jamais un plat, une marque de distinction de sa part. La nourriture, c'est un de ses derniers liens avec le monde. Manger et tenir le bras de l'un de ses enfants, serré contre elle. Il lui faut ce contact, de plus en plus. Aucun n'est là ce soir, elle se venge sur le plateau. Elle mange goulûment. Tout ce qui tombe à terre, l'aide-soignante le ramassera. Après tout, c'est son travail. Elle même a assez fait le ménage chez les autres. Chacun son tour. La purée l'étouffe un peu et la viande est trop épicée, trop de poivre comme d'habitude, mais elle engouffre de grandes fourchetées sans prendre le temps de respirer. Il lui faudrait boire mais elle ne veut pas pisser. Elle n'aime pas les besoins naturels. Elle a réussi à se rendre constipée toute sa vie.

Un yaourt nature avec du sucre, pas assez comme toujours. Elle en demande deux ou trois, on fait exprès de ne lui en donner qu'un. Et la compote ensuite, qu'elle a envie de jeter à terre pour ne plus voir ce petit pot, toujours le même. Seul le parfum change: pomme tout court, ou pomme-cassis, le plus souvent, dans les grands jours pomme-banane ou pomme-ananas. A six heures vingt, le repas est fini. Avalé en un quart d'heure. Elle ne mange pas pour se nourrir, elle accomplit des gestes coutumiers comme ensuite, lorsqu'elle sera couchée.

Quand elle est dans son lit, à sept heures au plus tard, elle veille bien à ce que celui de ses enfants qui est là n'oublie rien: le réveil bien visible, la lampe de poche sous l'oreiller (elle a peur, la nuit: ils ont beau lui dire que sa porte donne dans un couloir de la clinique, elle sait bien que c'est la rue, là, le trottoir, elle entend des gamins qui font un bruit d'enfer. Elle a beau le dire, personne ne la croit.), le verre d'eau pour prendre le somnifère plus tard, au milieu de la nuit, vers neuf heures. Il faut aussi que les oreillers soient installés d'une certaine façon, que le plaid soit bien étendu sur le lit, ni trop haut, ni trop bas, que l'on vérifie si le rideau a bien été tiré, que les bas de contention sont étalés sur le bon fauteuil pour qu'on n'ait pas à les chercher le lendemain.

Ensuite seulement, on peut éteindre. Et elle se retrouve seule face à ses fantômes, la petite fille qui un jour est devenue ma mère.

9 commentaires:

Anonyme a dit…

Merci.

Fabrice a dit…

tu l'aimes tant...

JaHoVil a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
JaHoVil a dit…

Vue de l'intérieure.
Belle vue.
Bises, J.

Calyste a dit…

Deux N oui, et sans doute beaucoup d'amour, même maladroit.

Anonyme a dit…

Votre parole, vos mots sont justes.
Vos sentiments sont partagés.
Comment exprimer la droiture qui vous
anime ?
Ecrire, parfois, aiguise la souffrance.
Suivie aussitôt d'un apaisement.
Sans le nommer, le manque est couché sur papier.

Anonyme a dit…

Que d'humanité et d'amour à travers ce billet à la perception si juste des choses...

Calyste a dit…

Ce soir, j'étais là, avec elle. Nous avons partagé le repas. Il faut que je goûte à presque tout ce qu'elle mange pour qu'elle mange elle aussi, suffisamment.

Berthoise a dit…

Votre texte est émouvant.