jeudi 8 janvier 2009

Ils se sont payé ma tête.

Quoi, ma tête? Qu'est-ce qu'elle a, ma tête? Une de plus, une de moins, qu'est-ce que ça peut vous faire? Celle-ci est d'époque! Et alors? La belle affaire! Celle-ci me ressemble! Et alors? Je n'en sais rien, moi. On ne se voit jamais tel que l'on est. Et puis les courtisans, les encenseurs professionnels, les femmes que j'ai eues, les amants, les prostitués que j'ai mis dans mon lit, ils m'ont tous dit que j'étais beau. Je les ai crus. Leur regard me rassurait même si je le savais duplice. Oui, moi aussi, j'avais besoin de me rassurer. Peu m'ont vu pendant mes crises, quand tout mon corps se tendait, à se rompre, des pieds à la torsion du cou, quand, de ma bouche contractée, sortait la bave que ma toge absorbait. Aucun ne m'a vu baignant dans mon sang un beau jour de mars, pantin disloqué aux pieds de mon plus grand ennemi.

J'avais trouvé la paix, j'étais tranquille depuis des siècles. Que d'eau j'ai vu passer au-dessus de ma tête, et des bateaux! A fond plat ou gros de leurs soutes remplies, ou légers comme l'air en se laissant descendre doucement jusqu'à la mer. La mer. Je ne peux encore l'évoquer sans frémir. Ma mer. Mare meum! Comme elle mérite son nom, cette belle langoureuse qui baigne ces côtes ensoleillées du sud, là où les pierres résonnent encore de mes exploits guerriers, si l'on sait les entendre. Je suis mort à Rome, sous leurs lâches couteaux, mais c'est ici que ma tête reposait, dans ce fleuve qui coupe en deux ma colonie, la ville que j'ai fondée, Arles la belle, l'alanguie, la sanguinaire. J'ai aimé ce pays que j'ai conquis en m'appuyant sur la rivalité des ses chefs, sur l'inconstance des ses habitants, moi le romain rigide, descendant de Vénus et de Mars aussi. J'ai aimé ce pays parce qu'il me ressemblait, au plus profond: de la violence et de l'amour, du soleil et du vent, Mars et Vénus, oui, une fois encore réunis.

Et puis un jour, on m'a sorti de mon linceul, j'ai revu le soleil, le grand soleil qui m'a fait mal. Près de vingt siècles de ténèbres et tout à coup les rayons de midi réverbérés par l'eau qui coulait de mon torse. Des hommes étranges s'agitaient autour de moi. Dans leur yeux, je me suis vu un instant. Mon nez a souffert mais j'ai gardé ma rondeur viril de visage. Ils m'ont emmailloté, ils m'ont nettoyé, photographié, dessiné, radiographié, consolidé. Ils m'ont tripoté pendant des mois, à l'endroit, à l'envers, comme nous pouvions faire, nous, des serfs des champs quand nous les forcions à assouvir jusqu'à notre moindre désir.

J'ai appris qu'on allait m'installer dans un musée dont je serai l'une des pièces maîtresses. C'est bien la place qui me revient, aux côtés de Vénus, de Victoire et de Neptune. Mais, Dieux des Morts, quel ennui! Chacun de nous s'est retranché dans un silence éternel. Je resterai ici, je n'entendrai plus jamais la chanson du fleuve, si changeante, si violente parfois, si belle toujours. Condamné à l'immobilité pour les siècles à venir. Condamné à voir s'incruster la poussière dans les interstices de ma pierre, condamné à jaunir, condamné à la fin.

Ah! J'oubliais: on m'appelait Caïus Jules, César, le grand.

5 commentaires:

Anonyme a dit…

Roulement de clavier. Ouf ! il s'agissait de César. J'ai eu peur. Tendresse pour le Prince Calyste.

Calyste a dit…

Merci, Anna, pour le Prince et surtout pour la Tendresse.

Anonyme a dit…

Quel beau texte !

Mais non César le grand ne va pas s'ennuyer : des millions d'yeux admiratifs vont se poser sur lui, cela devrait lui plaire !

Calyste a dit…

Transpercé par des regards: ça va le changer!

Anonyme a dit…

Cela conviendra mieux à sa condition actuelle d'homme de pierre...