mercredi 6 mai 2009

Autobiographie.12: Portrait d'un membre de ma famille.

Ce sera ma grand-mère maternelle, celle qui m'a élevé jusqu'à l'âge de huit ans et dont j'ai déjà parlé à propos de la plus grosse frayeur de mon enfance.

Elle s'appelait Augustine. Pour nous, c'était Mémé Gustine. Née en 1885 d'une famille pauvre des monts du Pilat, entre vallée du Rhône et pays plus austère de la Loire du sud. J'ai connu deux de ses sœurs, Julie et Séraphie. Les autres membres de la fratrie étaient déjà morts à ma naissance. Je sais qu'elle avait de nombreux frères. Je n'en connais pas le nombre exact. Deux d'entre eux, vieux garçons comme cela se disait à l'époque, sont morts indigents à l'hospice de Saint-Chamond.

Elle fut élevée à la campagne dans des principes rigoureux, par un père apparemment tyrannique. De sa mère, je n'ai jamais entendu parler. Il existe une photo ancienne où l'on voit ma grand-mère debout avec ses deux sœurs, toutes trois jeunes filles, encadrant leur père assis devant elles. Tous sont habillés de noir, lui digne sur son siège comme un roi nègre d'avant la colonisation, elles un peu guindées, bridées dans leurs attitudes comme dans leurs vêtements. De belles robes droites, tellement resserrées à la taille que l'on devine sans peine l'existence du corset sous l'étoffe sombre. La plus belle des trois, c'est elle, malgré les cheveux tirés en chignon derrière la tête. A côté d'elle, ses deux sœurs font plus rustiques, apparence que gardera jusqu'à la fin de ses jours celle que j'ai le plus fréquentée dans mon enfance: ma tante Julie.

A ma naissance, Augustine avait 67 ans. Je ne l'ai jamais connue jeune. Ce que je sais d'elle, je l'ai appris de ma mère qui a toujours aimé les sagas familiales: une jeune fille vive et souriante, aimant la vie, se plaisant à danser et à fréquenter les jeunes gens de son âge, tentant d'échapper quand c'était possible, donc rarement, à la rigide férule de son père. Comment, quand, pourquoi, des monts du Pilat est-elle un jour descendue dans la vallée, où a-t-elle rencontré mon grand-père, ce menuisier qui la laissera veuve trop jeune (ma mère avait sept ans à la mort de son père), je n'en sais rien. Sans doute ai-je un jour demandé, sans doute ai-je un jour eu les réponses à ces questions, mais cela fait partie des choses que je ne retiens pas. A la réalité historique, j'ai toujours préféré le monde recomposé de mes rêves.

Elle eut deux enfants de ce menuisier: mon oncle, né il me semble en 1920, et ma mère en 1924. A la naissance de ma mère, elle avait donc 39 ans, âge bien avancé pour procréer à cette époque. Avant son mariage, elle avait dû s'occuper de son père, jusqu'à la disparition de celui-ci. Pourquoi elle? Encore une question sans réponse. Je sais aussi qu'à la même période, elle fut placée comme bonne à tout faire dans une famille aisée, que le contact s'était si bien établi entre eux qu'à leur départ aux États-Unis où ils allaient s'installer définitivement, ils lui avaient proposé de l'emmener avec eux. Elle refusa pour ne pas abandonner son père. Si elle avait accepté, je n'existerais pas.

Devenue veuve, elle eut à élever ses deux enfants. Dans les papiers de famille, que j'ai beaucoup compulsés lors de la mort de mon père il y a deux ans, j'ai découvert qu'ils avaient été inscrits comme pupilles de la nation. Je l'ignorais. Ma grand-mère était pauvre et n'eut d'autre solution que de travailler. Sans formation aucune, bien sûr, elle se plaça comme personnel de maison, en particulier chez le couple d'instituteurs du village avec qui, une nouvelle fois, elle devint amie. Lorsque je l'ai connue, travaillait-elle encore? Je n'en aucun souvenir. Elle était toujours habillée de sombre, avec un tablier pour ne pas salir ses autres vêtements. Ses cheveux étaient impeccablement tirés en arrière et arrangés en chignon comme dans sa jeunesse. La même minceur, plus proche maintenant de la sécheresse du corps. Une jeune fille de soixante-dix ans.

Elle m'adorait et je l'adorais. Mais il n'y avait pas d'excès dans les manifestations de cet amour. Je n'avais pas de cadeaux (comment aurait-elle fait pour m'en offrir?) et il n'était pas de mise de montrer ostensiblement l'étendue de ses sentiments. De son père, elle avait visiblement hérité ce côté "protestant". Elle était pourtant catholique jusqu'au bout des ongles: chaque dimanche, été comme hiver, froid ou chaud, neige ou pluie, la messe, avec communion après confession. Nous allions à pied jusqu'à l'église du bourg, plusieurs kilomètres en passant par un crêt glacial à la mauvaise saison. Je fus inscrit très jeune au catéchisme. Tout cela était pour moi à la fois source d'un grand plaisir (j'aimais apprendre, j'aimais rêver sur les Paraboles des Évangiles, j'aimais les chants en latin et l'odeur de l'encens) et occasion d'une certaine crainte: par peur du châtiment divin plutôt que familial, et parce que j'étais très fier d'y parvenir, je m'interdisais de jurer, de prononcer des gros mots entre copains; nous faisions au moins deux prières par jour, l'une le matin au réveil, l'autre le soir en entrant dans le lit, et je culpabilisais si je m'endormais au cours de la seconde. Je dormais dans le même lit qu'elle et elle acceptait que je lui prenne la main pour trouver le sommeil. Je n'ai pas d'autre souvenir de contact physique avec elle. Mais je me trompe peut-être.

Nous vivions dans deux pièces, la cuisine et la chambre, plus un petit recoin où se trouvait l'évier. Dans le buffet, il y avait l'assiette où se "faisaient" les rigottes d'Echalas. Elle me réservait toujours la mer de crème étalée au fond. Dans un coin, une caisse, qu'on appellerait aujourd'hui coffre à jouets, avec quelques cubes de bois au papier d'illustration déchiré, et des billes. Cela suffisait à mon bonheur. J'avais aussi de vieux crayons de couleurs dont je conservais précieusement les mines cassées car je trouvais plus intéressants et plus beaux, plus ombrés (avec l'aide d'un morceau de buvard) les dessins coloriés avec ces petits bouts de rien du tout.

Autour de moi, beaucoup de vieux, responsables des enfants pendant que les parents travaillaient, beaucoup de vieux et mon ami Yvon, mon premier frère, mon ombre, mon double. Mais je suis en train de dévier de mon propos. Ce n'est plus de ma grand-mère que je parle, mais encore et toujours de moi. Et comment faire autrement d'ailleurs?

Je ne sais pas exactement quand Augustine tomba malade. Quand on est enfant, on ne pense pas à ces choses-là, on ne les voit pas. Même les grandes personnes les masquaient, le mot cancer n'était presque jamais employé. Pourtant c'est bien ce qu'elle avait, ma mémé: pour la première maladie de sa vie, elle avait été gâtée. Un beau cancer du colon qui évoluera en cancer du cerveau. Je ne la revois pas malade: elle a dû soigneusement me le cacher et, quand ce ne fut plus possible, je réintégrai la cellule familiale, où je n'avais jamais vécu.

J'allais avoir huit ans lorsque la vieille dame mourut, en 1960. Elle avait soixante-quinze ans. Aujourd'hui, cela paraît presque jeune. Je me souviens de son enterrement, ou plus exactement d'une seule scène de cette journée: le long cortège qui, quittant le hameau, avait emprunté cette route du crêt, que nous grimpions tous les deux chaque dimanche, pour se rendre à l'église puis au cimetière. Il faisait chaud, très chaud. Ce devait être en juillet ou en août. Curieusement j'ai retrouvé intacte la trace de ce souvenir lorsque j'ai lu les premières pages de l'Etranger, de Camus. Je n'aime pas ce livre, peut-être pour cette raison. Car j'étais étranger moi aussi à ce qui se passait ce jour-là. Ce ne fut que plus tard, je vois encore l'endroit, qu'en partant à l'école un après-midi, je pris la conscience très nette que je ne la reverrais plus. Pour moi, elle est réellement morte ce jour-là.

Longtemps, elle resta pour moi une icône inviolable, vénérable, comme la plupart des femmes qui ont peuplé mon enfance. Aujourd'hui que le besoin de comprendre se fait moins impératif mais, paradoxalement, plus abordable puisqu'en vieillissant on peut plus facilement se prendre comme objet d'étude sans craindre toutes les interférences dues au manque de maturité antérieur, je revisite mon jugement. Toutes ces femmes, tous ces hommes ne sont plus les personnages d'une histoire enchantée mais des êtres humains avec leurs qualités et leurs défauts, et j'en viens à me demander si ce que je n'aime pas en moi, si ce qui me bride et m'a toujours bridé et que je sens m'avoir été imposé de l'extérieur, ne l'a pas été justement par ces deux êtres phares de ma vie: ma mère et ma grand-mère.

Encore une question qui restera sans réponse car je ne la chercherai pas davantage, probablement. Le besoin n'en est pas vital pour moi. Je vis très bien avec mes contradictions, mieux même avec les années qui passent. Il n'est plus temps pour moi de rebâtir, sur ces aspects de ma vie en tout cas, simplement de consolider.

3 commentaires:

Olivier Autissier a dit…

Beaucoup de sincérité dans cet hommage, beaucoup de tendresse aussi. Et puis de l'amour, tant !

Lancelot a dit…

"à leur départ aux États-Unis où ils allaient s'installer définitivement, ils lui avaient proposé de l'emmener avec eux. Elle refusa pour ne pas abandonner son père. Si elle avait accepté, je n'existerais pas."

Qui sait...? Il existerait peut-être, au fin fond du Winsconsin, un autre "K-list" qui rédigerait son blog en anglais. Les méandres du destin ont de ces ruses...

Calyste a dit…

Merci, Olivier.

J'y ai pensé, Lancelot, mais n'ai pas osé l'écrire, pensant qu'on me prendrait pour un peu fada!