vendredi 18 avril 2008

Avant de dormir.

En terminant la lecture mardi du Dormeur éveillé de Jean-Bertrand Pontalis, j'avais curieusement dans la tête un souvenir assez lointain, de 1981 exactement.

Je passais cette année-là l'été à Perugia, en Ombrie, inscrit, après avoir suivi des cours du soir d'italien à la Dante Alighieri à Lyon, à l'Université pour Etrangers de cette ville étudiante. Je crois qu'il s'agit, pour moi, à ce jour, de la période la plus heureuse de ma vie: j'étais en Italie, dans ma région préférée (davantage que la Toscane parce qu'à la beauté moins directement accessible), je perfectionnais ma langue et mon accent, je suivais des cours de grammaire mais aussi d'histoire de l'art et de la littérature, et je découvrais tous ces joyaux éparpillés par les dieux dans ce microcosme béni, joyaux que sont Assise, Gubbio, Todi ou Orvieto.
Je logeais un peu à l'écart du centre ville, chez des particuliers, les Luciani, polis et ouverts mais tenant visiblement à garder leurs distances avec leurs locataires, ce qui m'agréait également. C'est chez eux que j'appris la naissance de mon neveu, le 12 Août.

Le soir, après l'inévitable passeggiata sur le Corso Vanucci, où je retrouvais tantôt des amis de l'université (en particulier Dubravka, une croate avec qui j'avais noué une relation à la fois intellectuelle et tendre, tendre, pas sexuelle), tantôt un des deux amants, merveilleux, que j'eus à cette époque, je regagnais à pied la chambre que je partageais d'abord avec un allemand, chaleureux mais lourd, puis, après son départ, dont je profitais seul.

Un soir, avant de me coucher, je me mis un instant à la fenêtre, sans doute pour profiter encore un peu de la douceur de la nuit. Dans un immeuble en face, malgré l'heure avancée, peut-être deux ou trois heures du matin, une lumière brillait encore, dans une cuisine en contrebas de ma fenêtre. D'abord, cette preuve de présence humaine encore éveillée m'agaça: elle venait perturber mon sentiment d'être seul à jouir de la nuit, cette impression que j'avais alors d'être tellement supérieur aux autres, à tous ceux qui, bêtement, dormaient.

Puis j'ai vu arriver un homme, d'une cinquantaine d'années, qui s'installa à la table de la cuisine et y déplia un journal qu'il se mit à feuilleter. Cette scène intime me toucha profondément, tellement que je pourrais la décrire ce soir dans les moindres détails. Ainsi donc, cet homme aussi veillait, comme moi, et je vis en lui, tout de suite, un frère, un inconnu de la même famille que moi, de cette famille d'êtres qui, alors que l'activité humaine faiblit puis cesse pour la nuit, se ménagent un temps, un espace, un univers à eux, rien qu'à eux, pour prendre connaissance des dernières nouvelles, ou pour profiter de quelque brise rafraîchissante, ou pour se re-cueillir après l'éparpillement de la journée.

Dès lors, ce frère, je me mis à l'observer insatiablement. Il ne fit que lire son journal, sans jamais lever la tête, sans jamais se retourner, se lever pour changer le disque ou prendre à boire au réfrigérateur. Il n'y avait que lui, dans ce décor de cuisine que, sans doute, il avait oublié, quitté, en lisant son journal. Pourtant aujourd'hui, en me remémorant cette soirée, je perçois une autre vérité, qui me concerne aussi. Cet homme, cet égoïste se livrant comme moi, autre égoïste, à son plaisir solitaire, oublieux du monde qui l'entourait et en premier lieu de sa famille, de sa femme sans doute endormie, de la dernière fille encore à la maison le temps de finir ses études, cet homme qui veillait était, comme moi, un vigile, dont la mission était inscrite, de tous temps, sans doute dans ses gènes, en tout cas, dans sa prime éducation.

S'il ne dormait pas, c'était pour parfaire le jour: per-ficio, en latin, signifie faire de bout en bout, achever. Et cet achèvement, pour le vigile, doit être parfait. Sous son aspect solitaire et serein, cet homme avait sans doute, à son insu, tout le poids du monde sur les épaules, tout le poids de son monde, Atlas familier dont les filles auraient quitté le jardin avant d'avoir cueilli les pommes d'or. Et c'est à lui que revenait le devoir de remettre de l'ordre, de se battre contre le chaos, d'approcher la beauté, de tenter, vainement, d'en conserver l'éclat.

D'où peut-être ce refus du comportement le plus répandu qui consiste à se coucher quand on est fatigué, à éteindre tout de suite sans lire, à plonger dans le sommeil sans questions ni arrière-pensées, à accepter de mourir pour quelques heures avant de reprendre le fardeau là même où on l'a déposé la veille. Le vigile ne peut se comporter ainsi. S'il essaie, s'il se couche, bien décidé à dormir, il se relèvera quelques instants plus tard pour noter une idée qu'il a eue, de peur de la voir disparue le lendemain, pour sortir les oranges du réfrigérateur afin que leur jus ne soit pas trop froid le matin suivant (ou bien l'inverse si l'être aimé le préfère ainsi). Rien n'est jamais fini pour lui, rien n'est jamais parfait.

Pourtant, de l'extérieur, on ne voit qu'un être tranquillement assis devant une table de cuisine, tournant sans les froisser les pages de son journal, uniquement intéressé, semble-t-il, par les résultats sportifs ou les derniers commentaires politiques. Peut-être, après tout, peut-être le vigile est-il un être par essence apaisé, même s'il ne le sait pas lui-même.
Peut-être a-t-il été choisi pour cela.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Cette "réflexion" est très imprégnée de votre dernière lecture. Je pense aussi souvent à la sentinelle vigilante, qui guette l'arrivée de l'aube, qui craint l'excès de clarté et qui espère encore quelques heures avant d'affronter le jour. J'associe souvent cette sentinelle à la femme, la mère, celle qui donne la vie, celle qui protège et console.

Calyste a dit…

Oui, Anna, cette sentinelle est d'essence féminine. Je la vois comme vous, déesse mère accessible et tendre, et forte, malgré elle. Un homme peut parfois tenir ce rôle, rarement peut-être. En ce moment, je pense à un tableau flamand (de qui?) représentant le porte-Christ, Christophe, dont la figure rappelle les Vierges à l'Enfant. Je pense aussi aux premiers vers d'Iphigénie de Racine, où Agamemnon est seul face au jour qui se lève.
Bonne journée.

Anonyme a dit…

Et je songe aussi à Antigone qui servit de guide à son père, veilla jusqu'à la fin de son existence à le réconforter et l'assista dans ses derniers moments. Iphigénie, Antigone, deux femmes dressées contre des lois arbitraires édictées par les rois ou les tyrans.