jeudi 21 août 2008

Lettre à pierre: dixième lettre.

Mon Pierre, évoquer les chardons. Il le faut bien aussi. Nous nous sommes griffés, nous avons mis parfois des ronces sous nos pas. Innocemment d'abord. Nous avons cru nos coeurs plus grands qu'ils ne l'étaient.

Peut-on aimer multiple? Je n'ai pas la réponse. Nous avons essayé. Frotter des épidermes comme on râpe un fromage, y laisser des lambeaux de rien, ça n'a pas d'importance. Mais aimer? Et nous avons aimé. Chacun ailleurs. Il faut nous rendre cet hommage: nous avons aimé. Nous avons donné sans calculer ce que nous retirions à l'autre, cruellement. Toi d'abord puis moi.

Il sortait d'une cure de sommeil, après une tentative de suicide. Il est entré chez nous. Nous voulions notre porte ouverte. Il était jeune, comme je l'avais été. Tu as voulu l'aider, comme tu m'avais aidé. Et tu t'es mis à l'aimer, comme un fou. Je n'ai pu supporter ce regard d'amour sur un autre que moi. J'étais exclu de la passion. Je ne suis pas parti, je ne t'ai rien interdit. Je t'aimais trop. Je t'ai demandé le silence. Je croyais qu'il me ferait du bien.

Très vite, je descendis dans l'ombre. J'imaginais tes absences, tes tendresses d'ailleurs. Je calculais ton temps, je fouillais tes papiers, je sentais tes chemises. J'en voulais à nos amis de ne rien savoir ou de ne rien me dire. J'étais malheureux, Pierre. Et tu ne le voyais pas.

Jean-Luc ne t'aimait pas autant que tu l'aimais. Il te le dit un jour. Lorsque tu revins à moi, tu étais malheureux. J'étais parti ailleurs. Ce fut notre plus grosse épine. J'ai failli te quitter. Deux mois de passion folle, comme toi. Passion veut dire souffrir, je le sais maintenant. Je t'aimais, je l'aimais. Quand j'étais avec lui, c'est à toi que je pensais. Je nous voulais heureux, tous les trois. Je mesurais les frontières d'un coeur. Il comprit et partit. Alors, tous les deux, nous conjuguâmes nos souffrances.

Pourquoi notre histoire ne s'est-elle pas arrêtée ce jour-là? Quel élan a relancé la vie? Les années écoulées ensemble? L'habitude et le confort? Le partage des valeurs? La joie de l'échange intellectuel? Je ne sais pas. Plus sûrement la certitude que, tout en aimant ailleurs, nous n'avons jamais cessé de nous aimer. De cela, je suis sûr. Plutôt que d'élargir les plaies, nous les avons soignées, ensemble, comme deux chiots d'une même portée attaqués par un renard.

Plus jamais le bateau ne tangua aussi fort. L'innocence était partie. Nous apprîmes à protéger l'autre, à nous protéger aussi. Rencontres de hasard, sans aucun lendemain. Ou bien de l'épiderme, quelques fois répété. Toi, tu devins presque sage. Moi, je m'enivrais souvent du vin des aventures furtives, en revenant toujours me désaltérer à la source d'eau fraîche.

Jean-Luc mourut un jour du sida. Il était devenu mon ami. Profondément. Il ne connaissait pas son père. J'étais seul, moi orphelin de mon géniteur, à comprendre sa quête acharnée. Il y parvint. L'autre ne voulut pas le voir. Il en sortit serein, pourtant. Il avait fait ce qui était dû. Pour cela, je lui ai pardonné, je l'ai aimé, un autre frère.

Et nos amours, faut-il qu'il m'en souvienne. La joie venait toujours après la peine. Elle est revenue, pour des années encore. Nous étions enracinés. Les fleurs ont repoussé. Mon Pierre, veux-tu que je te dise? Notre amour fut intelligent. Et tant pis si cela fait sourire. Tu m'as fait un beau cadeau. Notre vie fut un cadeau. Sur ton lit de mort, je t'ai dit un dernier mot: merci. Je te le redis aujourd'hui. Et je continue ma route. Si mon pas flanche encore, je sais maintenant à quoi me raccrocher.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Je ne les ai pas encore toutes lues.
Voilà le visage que je veux donner à l'amour.
Parce que nul n'est parfait, jamais.
Merci.

Anonyme a dit…

Que dire de plus ? Tu as résumé la vie de beaucoup de nous...Merci.

Anonyme a dit…

Elles sont toutes très belles, mais celle-ci, tout comme la première, m'a laissé tremblant, au bord des larmes...

Et, comme dit Petrus, nous sommes si nombreux à avoir l'impression de nous contempler nous-mêmes dans un miroir lors de la lecture...

C'est trop d'émotion en une seule fois. Je ne la relis pas. Je reviendrai, plus tard, si tu le permets.