mardi 5 février 2008

Noir et blanc

C'est étrange comme l'état fébrile me ramène toujours à l'enfance. Ce fut encore le cas cette nuit. J'ai eu l'esprit obsédé (au sens latin de "assiégé") par deux vieilles photos en noir et blanc datant de l'époque où nous habitions à la campagne . Toutes les deux nous représentent, mes deux soeurs, mon frère et moi. J'avais environ dix ans.

Sur l'une d'entre elle, nous sommes tous les quatre couchés sur un char de foin, portant des chapeaux de paille sur la tête, le menton appuyé sur les mains, regardant l'objectif par cette chaude journée d'été. La photo est légèrement surexposée et l'on devine à peine l'arrière-plan, un pré très pentu, appartenant à ma grand-mère, où il fallait faire tous les travaux à la main, aucune machine ne pouvant rouler sur une pente pareille. Mon père (P2), à l'époque un hercule, portait sur les épaules des fourches de ce foin jusqu'à la grange, où nous devions le répartir et le tasser. Je n'aimais pas ce moment: la poussière du foin me gênait et il faisait chaud sous le toit en tôles de cette grange.

Sur l'autre, nous sommes dans le jardin, tous les quatre encore une fois. Je crois que c'est ma photo préférée. On voit dans le fond les bâtiments du vieux puits de mine, pas encore démolis à l'époque, et le terril où nous jouions souvent à construire des cabanes. Le jardin était vaste, plat pour une bonne moitié, en pente vers le fond, là où il se terminait sur une rangée de cassis ombragés par un cognassier et un prunier (ah! les reines-claudes gorgées de sucre qui s'écoulait par leurs blessures et que nous disputions aux guêpes!) .

Ma mère y cultivait à parts égales des légumes (tomates, pommes de terre, poireaux et haricots) et des fleurs. Un jour, des hommes que nous ne connaissions pas ont arrêté leur voiture et lui ont demandé si elle voulait concourir pour les maisons fleuries. Elle a eu cette réponse d'une vérité absolue: "Je ne fleuris pas pour les autres, mais pour moi". Je me souviens surtout des reines-marguerites et des glaïeuls. Il y avait aussi une tonnelle de vieilles roses, avec une banquette où j'ai passé à lire le printemps 68 ...

Nous sommes alignés bien sagement devant le puits décoratif fait avec des pneus peints en rouge et blanc, qui me plaisait beaucoup alors et que, c'est sûr, je trouverais d'un goût abominable aujourd'hui. Nos jambes d'enfants, sortant de shorts à l'avantage, sont un peu maigres et tordues. Le sourire éclatant de ma petite soeur qui tient dans ses bras un chien en plastique blanc et qui ne sait pas que, bientôt, elle ne sera plus de ce monde, m'émerveille! Je me souviens que ce chien en plastique avait une patte complètement usée par les dents de ma soeur qui le mastiquait et que cette patte en était devenue presque transparente. Pourquoi de tels détails restent-ils dans la mémoire?

Sans doute ces photos sont-elles pour moi l'image même d'un paradis perdu. Pourtant rien de triste: je souhaiterais à beaucoup d'enfants d'aujourd'hui d'avoir une enfance qui leur permette, adultes, de se replonger dans un bonheur si grand.


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