vendredi 15 février 2013

Je le regarde

Le tableau dans ma chambre. Dominantes de noir, le blazer, la fine cravate,  et de gris, le fond, mettant en lumière la chemise blanche et le visage, tout aussi pâle. De la main gauche, relevée délicatement au-dessus de l'épaule, il tient une cigarette entre l'index et le majeur. Des traits fins, presque émaciés, beaux à force d'être ascétiques.  Une bouche petite, un menton fuyant, mais des yeux d'une douceur et d'une finesse extrêmes sous des sourcils prononcés. Un front haut, le crâne dégarni.

On a envie de lui parler. Je lui ai parlé. Il y a longtemps. D'origine juive, traducteur d'anglais et d'italien à Paris. Il habitait l'île Saint-Louis, juste en face de l'hôtel Lambert. J'aimais son appartement, une enfilade de pièces sans grand confort mais avec une belle vue sur la Seine. Nous nous installions dans le salon du bout. Il était beaucoup plus âgé que moi et m'impressionnait. Il avait écrit, seul un roman, et avec un autre des récits policiers.

Je lui rendais visite régulièrement l'été, dans sa maison d'Uzès. Une pièce par étage, la cuisine en bas et deux chambres reliées par un escalier de pierre abrupt qui, avec l'âge, la lui fit vendre. Après nos interminables conversations, je le laissais se reposer et j'allais, solitaire, sur la promenade Racine où mes nuits étaient encore plus belles que mes jours.

A la mort de Pierre, il ne put descendre à Lyon. Au téléphone, il me confia que ses jambes ne le portaient plus guère. Nous nous verrions plus tard, quand je monterais à Paris. Je ne le revis jamais. Deux mois plus tard,alors que je téléphonais, inquiet d'être sans nouvelles, le numéro n'était plus attribué. J'appris par sa nièce à Genève qu'il était parti lui aussi, usé, tranquillement. Elle avait oublié de me prévenir. Il avait été incinéré et ses cendres devaient être dispersées dans un cimetière genevois. Je ne sais toujours pas lequel.

C'était un ami. Ils ont tous la manie de s'en aller sans prévenir.

4 commentaires:

Cornus a dit…

J'espère que non : qu'ils n'ont pas TOUS cette manie...

Calyste a dit…

Cornus: l'avenir le dira!!!

Dominique Hasselmann a dit…

L'évocation d'Uzès me fait penser à la place aux Herbes, à ses arcades, à la longue route bordée d'arbres qui passe au bas d'une sorte de propriété de style italien, aux vignes des Costières de Nîmes (surtout en automne rouge)...

Et à Racine, bien sûr.

Calyste a dit…

Dominique: oui, je me souviens bien aussi de cette belle propriété. Ajoute aussi la douceur des nuits d'été, le festival de musique classique et le chants des cigales.