dimanche 16 décembre 2007

Ma concierge bien aimée.

Au cours de la soirée d'hier, en compagnie de J. et G., j'ai raconté un de mes souvenirs datant des premières années où j'habitais Lyon, rue Vendôme, dans le 6° arrondissement. Ils m'ont dit, l'ayant écouté, que cela pourrait faire l'objet d'un roman. Je le crois aussi, mais Muriel Barbery (L'Elégance du hérisson) occupe déjà le créneau de la concierge inhabituelle.

Voici simplement les grandes lignes de cette histoire datant du début des années soixante-dix (ce qui permet de comprendre un certain nombre de choses qui relèveraient dans la société d'aujourd'hui, de la plus pure "fantasy").

J'habitais un immense appartement en entresol dans un immeuble très chic de l'arrondissement le plus chic de Lyon. Nous y vivions à 6 ou 7 , en communauté, sous la houlette d'un prêtre travailleur, M., ami de Pierre (qui, lui, était pour son travail en "exil" en Saône-et-Loire.)

La plupart des occupants avaient fréquenté la sacristie ou au minimum le séminaire puis avaient rejoint la vie "active". J'étais le premier vrai laïc à intégrer leurs rangs.
Ensuite sont arrivées deux filles (les deux premières) et le profil du lieu a rapidement changé. Ne voyez pas dans la fin de ma phrase précédente une quelconque critique, un profond regret plutôt.

Au rez-de-chaussée se nichait une minuscule loge de concierge. Se nicher est le terme approprié car cet espace avait plus la taille d'une niche à chien que d'un habitat pour humain. L'étroitesse des lieux était aggravée par la taille, gargantuesque, de la concierge, et par le capharnaüm invraisemblable d'objets hétéroclites qu'elle y avait entreposés: plusieurs téléviseurs, hors d'état de marche, des réfrigérateurs, des pneus de voiture, des fauteuils d'osier, et tutti quanti.

Première particularité de cette dame, Madame F.: elle recueillait plusieurs fois par an chez elle un jeune homme (trois ou quatre ans de plus que moi) débile mental qu'elle sortait (comment?) de l'hôpital psychiatrique du Vinatier pour plusieurs semaines. Ce garçon, que nous avions surnommé "le Kiki", arrivait chaque fois dans un état de prostration lamentable puis, peu à peu, au contact de sa "maman" adoptive et de tous ceux, très nombreux, qui fréquentaient notre communauté, parvenait à sortir de sa carapace, à émettre des sons, voire des mots, presque compréhensibles et à nous surprendre par sa vitalité et sa joie de vivre. Il avait surtout deux centres d'intérêt: la musique et la police. Alors alternaient les moments où, hyper excité, il nous racontait des histoires de bandits qui se terminaient invariablement au "polissariat", et ceux où, calmé, il s'asseyait dans la cour de l'immeuble, un dictionnaire à l'envers sur les genoux, une vieille guitare à une corde dans les bras, et nous "régalait" de ses "sérénades".

Deuxième particularité: Madame F. avait de la "classe". Non, pas dans le physique, empâté et avachi, ni dans l'habillement, à la limite de la propreté parfois. Madame F. avait de la "classe" dans la phrase. Je ne l'ai jamais surprise à employer un gros mot, jamais une phrase à la syntaxe hésitante ou erronée, jamais un à peu près lexical. Elle n'a, devant moi, jamais omis le "ne " d'aucune négation. Je l'ai longuement guettée, pensant qu'elle finirait bien par se trahir, que son style n'était que de la poudre aux yeux, qu'elle ne pourrait soutenir le challenge très longtemps.
Eh bien, j'en ai été pour mes frais:Madame F. possédait la langue française de manière naturelle.
Ainsi, lorsque l'état de ses jambes et de ses varices lui interdit de s'occuper elle-même de l'entretien de la cage d'escalier, elle sous-traita avec une autre "dame", recrutée par ses soins parmi les "pauvres" de l'Armée du salut, vieille personne aussi maigre que Madame F. était grosse, et que, dans notre grande bonté de post-adolescents, nous surnommâmes très vite "la Zèzette" ou "l'esclave". L'esclave nettoyait sous le regard hautement scrutateur de l'autre, royalement installée dans un de ses fauteuils d'osier (comment ne craquait-il pas?) et le dialogue s'instaurait ainsi:
- Madame!
- Plaît-il, madame?
- Je crois que vous avez omis de dépoussiérer l'extrémité de la rampe.
- Madame se trompe!
Et tout le reste à l'avenant.

Troisième particularité: Madame ne se contentait pas de connaître parfaitement toutes les chausse-trapes de la langue gauloise, elle maîtrisait parfaitement l'idiome de nos amis germains et celui (ceux) de nos voisins ibériques. Un jour, une femme est arrivée pour rendre visite à de la famille espagnole installée dans la petite maison construite dans la cour ( habitat nettement moins noble que l'immeuble). Immédiatement, Madame F. joua son rôle de Cerbère, à merveille comme d'habitude, et intercepta l'étrangère. Plus tard, elle me dit avec des nuances de mépris dans la bouche: " Elle est de la région de ....... Mon Dieu, quel dialecte! Elle n'est pas fréquentable."

Quatrième particularité: malgré les apparences, Madame F. avait le goût d'un certain confort. Une nuit, M., dont la chambre donnait sur la cour, vint me réveiller en me prévenant de ne faire aucun bruit lorsque je regarderais de sa fenêtre ce qui se passait. Avant de voir, j'entendis un étrange bruit d'eau, comme du liquide qui tomberait dans un autre liquide en éclaboussant. Il faut préciser que l'été, Madame F. prenait ses quartiers dans cette cour de l'immeuble où elle installait un matelas sous l'auvent protégeant l'escalier menant aux caves.
Le fantastique,c'est que, dans cet immeuble ultra bourgeois, personne n'a jamais élevé la moindre protestation officielle contre cette situation (sauf l'occupant du rez-de-chaussée qui, de toutes façons, passait son temps à râler contre tout). Cette nuit-là, très chaude il est vrai, Madame F. avait demandé à Zèzette d'apporter un seau rempli d'eau fraîche, elle s'était installée sur son habituel fauteuil en osier, les pieds nus dans une grande cuvette, les robes relevées plus haut que le genou et, l'esclave à ses pieds, elle se faisait asperger les jambes au moyen d'une louche que Zèzette remplissait au seau, le tout agrémenté des profonds soupirs d'aise de ce Sardanapale en jupons.

Enfin, dernière particularité ( en tout cas mentionnée pour ce soir, parce que, mine de rien, le temps passe vite quand on écrit, et demain, je me lève tôt, moi.) : Madame F. était riche. Un jour, pour offrir une plante verte à la fille d'un occupant de l'immeuble qui convolait en justes noces, elle me fit appeler et m'envoya chez le fleuriste le plus proche en me confiant un billet de 500 francs. A ce moment-là (années 70), c'était déjà une coquette somme. Elle l'extirpa devant moi, sans gêne aucune, d'un sac à main à la bride cassée, de ceux qu'à une époque toutes les vieilles lyonnaises possédaient, où il côtoyait quelques milliers de ses semblables serrés dans ce sac comme harengs en caque. A mon retour, elle refusa catégoriquement que je lui rende la monnaie. Je fus riche pour quelques jours. C'est à cette occasion que j'appris un de ses secrets qu'elle me confia elle-même: elle avait été, dans sa jeunesse, la préceptrice des enfants d'une grande famille en Autriche (d'où sa parfaite connaissance de l'allemand), et, un peu plus tard, la fleuriste attitrée du président de la République Française, René Coty, au Palais de l'Elysée.

Comment avait-elle atterri dans sa niche, je ne l'ai jamais su. Aujourd'hui, elle est morte depuis bien longtemps, la Zèzette aussi sans doute. Je ne sais pas ce qu'est devenu le Kiki: sans sa maman adoptive, il a dû s'enfermer définitivement dans sa robuste coquille. Peut-être était-ce ce qu'il avait de mieux à faire, après tout. Mais chaque fois que je prépare, pour les fêtes, une table bien dressée et que je sors la ménagère en argent, je pense à elle: elle l'a elle aussi extirpée un jour de son capharnaüm pour me l'offrir.

Oui, Madame F., vous étiez vraiment un personnage de roman.

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