jeudi 6 octobre 2011

Pages marquantes (16)

Ombres portées

Les mots ombres portées exercent depuis longtemps sur moi un pouvoir d'attraction comparable à celui que j'ai pu ressentir avec les mots limbes et clairière. Les mots et ce qu'ils désignent. Les limbes : ce lieu sans contours précis, situé entre les ténèbres de l'Enfer et la lumière radieuse du Paradis ; la clairière qui s'ouvre, aussi inattendue qu'espérée, au creux de la forêt si dense et si sombre que je crains de m'y perdre avant que la clairière et ses rais de lumière ne dissipent l'angoisse naissante.
Mais l'ombre portée, qu'était-ce au juste ? J'avais beau consulter des dictionnaires, parcourir des ouvrages spécialisés, je ne parvenais pas à saisir en quoi cette ombre-là différait des autres ombres. L'alliance de ces deux mots me troublait. Que portait l'ombre ? ou alors qui la portait ? qu'emportait-elle avec elle ? quelle était sa portée ? Faire ainsi tourner les mots en tous sens ne m'avançait en rien comme si je me refusais à éclairer ce que recelait à mes yeux de mystérieux, d'étrangement inquiétant l'ombre portée.
Il me fallait la vision d'un arbre. C'était la fin de l'été, à la tombée du jour - faut-il dire tombée du jour ou de la nuit ? - chez des amis, à la campagne. Un moment de douce mélancolie: l'automne s'annonçait, je m'apprêtais à quitter mes hôtes, sans doute pour longtemps.
Au-delà des limites du jardin, avec sa pelouse fraichement tondue, ses fleurs, sa tonnelle: un chêne. Je l'avais vu, admiré, ce chêne, plus d'une fois, son fût bien droit, sa ramure puissante, son feuillage que le vent faisait légèrement vibrer, ses racines noueuses, sa cime. Il me donnait un sentiment de plénitude comme il m'arrive d'en connaître devant certaines peintures. Il était à la fois une forme accomplie et une force vitale. Il se suffisait à lui-même.
Il était l'Arbre. Il était.
Et voici que ce soir-là, pour la première fois, je vis une ombre immense recouvrir la pelouse du jardin. C'était l'ombre du chêne, une ombre qui lui donnait encore plus d'ampleur en accentuant ses dimensions jusqu'à ne plus lui assigner de limites précises. Ce que n'avait pas réussi à me faire percevoir la fréquentation des dictionnaires et des ouvrages savants, l'ombre du chêne me le révéla. Je sus en ce lent glissement du jour vers la nuit ou de la nuit sur le jour, je sus enfin ce qu'est une ombre portée.

Jean-Bertrand Pontalis, Traversée des ombres (Ed. Gallimard)

3 commentaires:

laplumequivole a dit…

Très beau passage vraiment.
Mon 1er comm avait disparu, avalé par l'ombre sans doute !

karagar a dit…

ah, ça me plait doublement tout ça, le rapport aux mots, à la langue, ne rien prendre qui n'ait été ressassé au tamis de ses réflexions, et puis le début d'automne, le soleil mourant la pelouse tondue et le grand chêne, que des choses qui peignent des images dans ma tête.

Calyste a dit…

La Plume: je te conseille les essais littéraires de ce psychiatre: je ne m'en lasse pas. J'aime sa façon d'écrire sur des riens. C'est assurément un grand bonhomme.

Karagar: c'est drôle, en publiant ce texte, c'est à toi que je pensais. J'avais l'impression qu'il ne te laisserait pas indifférent.