lundi 20 décembre 2010

Résurrection

Ce matin, il ne neige plus. Tout la couche sale a même disparu des trottoirs pendant la nuit. Les rues sont à peine mouillées dans les recoins où le soleil ne pénètre pas. En se penchant par la fenêtre, elle a vu un beau ciel bleu, et l'air est doux. Si le goudron n'était pas sali des traces du sel jeté pendant la tempête, on pourrait croire que l'on est au printemps.

C'est décidé, elle va aller faire quelques courses, acheter du pain frais et des fruits, une salade aussi, bien qu'elles soient bien chères en ce moment. Peut-être enfin un petit gâteau. Tiens, un sacristain, il y a si longtemps. Elle se regarde dans le miroir de l'entrée, engoncée dans son vieux manteau qu'il faudra bien changer un jour. Elle est un peu pâle après tous ces jours à attendre de pouvoir sortir. Depuis bien longtemps, elle n'achète plus de maquillage. Pour séduire qui? Mais aujourd'hui, elle veut faire honneur au beau temps, au ciel, à l'air, à sa liberté retrouvée. Alors elle met son écharpe rouge vif qui redonnera quelques couleurs à son visage. Sa voisine la lui a offerte, deux ans plus tôt, peu de temps avant d'aller finir à l'hôpital en quelques jours. Elle l'aime, cette écharpe.

En bas, lorsqu'elle pousse la lourde porte cochère de l'allée, la luminosité l'éblouit un peu, assez pour lui faire fermer les yeux un instant. Elle sent l'air doux qui lui caresse le visage et elle devine, derrière ses paupières baissées, le soleil qui joue dans les branches des platanes. Oui, il n'y a pas à hésiter, elle s'achètera un sacristain. Un plaisir un peu cher pour elle, mais elle a envie d'un plaisir. Alors, elle rouvre les yeux et tourne à droite sur le trottoir, en direction de la boulangerie. Le pain frais, elle le mangera avec un peu de beurre, en apéritif de son repas de midi, juste pour le plaisir.

La boutique n'est pas loin. Lorsqu'on l'avait opérée de la hanche, la commerçante lui avait même proposé de lui apporter sa demi-baguette à domicile, pour lui faciliter la vie. C'était une gentille femme, Madame Devareau, toujours prête à lui rendre service. Il faut dire que, depuis trente qu'elle se servait là, tous les jours, elle avait eu le temps de tisser des liens. Il y avait juste une chose qu'elle n'aimait pas: c'était l'été, en août, lorsque la boutique fermait pour les congés annuels et qu'il fallait aller chercher loin, bien loin un pain qui n'avait pas si bon goût et qui n'était jamais assez cuit. Tandis que chez Devareau, on savait cuire la pâte et elle appréciait beaucoup qu'on lui garde toujours un morceau particulièrement doré.

Ses jambes peu à peu se dégourdissent. Aujourd'hui, même les trottinettes sur les trottoirs ne lui font pas peur. Tout le monde a un air joyeux. On est heureux de se retrouver après un isolement de deux ou trois jours. Arrivée aux feux tricolores, elle attend bien sagement que ce soit à elle de traverser. Pas le moment de se faire renverser, le monde est trop beau aujourd'hui. Le petit piéton s'allume en vert, en face. Elle peut y aller. La boulangerie est juste à l'angle, de l'autre côté. Madame Devareau est derrière son comptoir, à servir les clients qui sont déjà nombreux. Un mot gentil pour chacun de ceux qu'elle connaît, mais guère plus aux heures d'affluence: il faut être efficace et les bavardages inutiles quand le travail attend, ce n'est pas son affaire.

Soudain, le ciel se voile, la luminosité baisse. Un nuage sans doute. Mais pourquoi ses jambes, au même moment, deviennent-elles lourdes et refusent-elles de la porter plus avant? La boulangerie disparaît et c'est le sol qui vient à sa rencontre. Quelqu'un a crié derrière elle, une femme à la voix. Mais que fait-elle à terre? Elle n'a pas le temps de trouver sa réponse et la dernière chose qu'elle verra, ce sera un gros bottillon d'homme tout près de sa joue gauche, celle que le soleil matinal réchauffe encore un peu. Ensuite le noir.

L'écharpe rouge, déroulée de son cou, fait comme une mare de sang vif sur le goudron sali.

7 commentaires:

karagar a dit…

ah je sentais d'emblée une issue dramatique

KarregWenn a dit…

Rhaaa, Calyste, tu m'as fichu le bourdon !
Au fait, c'est quoi le sacristain ? Moi je connais le jésuite, et de temps en temps je m'en fais un, hihihi, c'est excellent, mais le sacristain ?

Cornus a dit…

Ah ben dis donc, en ce moment je réclame plutôt de la joie et de la bonne humeur...
Mais bon, c'est bien quand même.

jeux de fille a dit…

quelle fin !
perso je ne l'ai pas vue arriver ;)

Calyste a dit…

A tous: c'est une histoire vraie, au moins l'accident. Il s'est quasiment produit devant mes yeux hier matin.

Jeux de fille: non, merci!

Calyste a dit…

Karregwenn: renseignement pris auprès de ma boulangère, le sacristain, c'est une sorte de torsade faite de pâte feuilletée, de blanc d'œuf, de sucre glace et d'amande effilée. Et un jésuite? Moi non plus, je ne connais pas.

Lancelot a dit…

Les sacristains, ça fait des années que j'en vois, en boulangerie, que ça m'attire formidablement, que mes papilles se mettent à enfler rien qu'à imaginer leur saveur, parce que visuellement, simmplement visuellement, ça a l'air délicieux. Mais, jamais, jamais, je n'ai cédé à la tentation. Pourquoi ? Certainement pas par conviction diététique... Plutôt pour garder une illusion... Dans ma tête, c'est sûrement encore meilleur qu' "en vrai".

Mais... je craquerai sûrement un jour. Et là, adieu phantasme.