mardi 22 juin 2010

Station-service

L'été avait roussi les herbes au bord de la route. La nuit qui tombait n'apportait pas encore ce peu de fraîcheur dont il faudrait se contenter tout à l'heure dans le lit, sur les draps, immobile comme sur un linceul. En face, de l'autre côté de la route qui menait à Widdlewood et où personne ne passait hormis les jours de marché aux bestiaux et, de temps en temps, quelques touristes égarés, la forêt de sapins mettait comme un mur qui, au lieu de rafraîchir l'atmosphère, renvoyait la chaleur du côté de la station. Il avait, par habitude, gardé le gilet sans manches et la cravate qu'il portait chaque jour, parce qu'il voulait conserver à son établissement un semblant de cachet, une dernière respectabilité, même s'il savait qu'aujourd'hui, tout le monde s'en moquait.

Quand il l'avait achetée, cette station d'essence Mobilgas, il avait à peine trente ans. Lui aussi avait circulé sur cette route, au printemps, il y avait maintenant plus de vingt cinq ans. A Widdlewood, il s'était arrêté pour manger un peu, dans un petit restaurant avec des tables en formica recouvertes de nappes vichy rouge. La serveuse, c'était elle, Lucy. Elle avait vingt ans, elle était belle. Il n'était plus jamais reparti.

Il avait cru pouvoir bâtir un avenir souriant avec elle, la station allait prospérer, ils se construiraient une maison cossue pour remplacer la bicoque qui se vendait avec les pompes, plus tard, lorsqu'ils se seraient constitué un confortable magot, ils s'en iraient plus au sud, du côté de la Floride parce qu'elle aimait la mer et ils n'auraient plus qu'à regarder ses mouvements sur la grève en restant allongés sur la terrasse à siroter un Martini gin.

Rien n'avait fonctionné comme il l'avait prévu. Le percement de la nouvelle nationale un peu plus loin à l'est avait détourné le trafic de ce côté, les voitures à s'arrêter pour faire le plein devinrent plus rares et l'on ne pouvait plus compter que sur le passage de la région, chasseurs ou forestiers. La maison prévue en Floride y avait perdu quelques pièces mais il en restait encore suffisamment dans ses rêves pour être heureux avec elle et l'enfant qu'elle porta l'année suivante et qui lui faisait grossir le ventre et cambrer la taille.

Il y eut un terrible hiver cette année-là. Tout le monde s'en souvenait dans le coin: du blizzard chaque jour, des températures à désespérer de revoir un jour le soleil, des bêtes sauvages affamées que l'on apercevait parfois, tout près, prêtes à tout, même à s'exposer aux regards des humains, pour se procurer de quoi ne pas mourir de faim. C'est un soir de grand froid que le bébé s'annonça, avec trop d'avance, et de mauvaise façon. Lucy souffrait beaucoup, il faisait ce qu'il pouvait pour la soutenir, mais que tenter, quand on est un homme, devant une femme qui accouche? Lorsque, malgré la tempête, il se décida à l'emmener jusqu'à Widdlewood pour essayer d'y trouver de l'aide (il pensait en particulier à Miss Bentlow qui avait quelques notions de médecine, ayant autrefois été secrétaire dans un hôpital), il se rendit vite compte que le van refuserait cette nuit-là de démarrer. Il fallait agir seul.

Au matin, il avait sauvé la mère, mais le bébé n'avait pas survécu. C'était une fille. Malgré tout l'amour qu'il lui portait, Lucy ne s'en remit jamais. On parla moins de projets au soleil, on ne compta plus si fréquemment l'argent déposé en banque, on finit par ne plus parler du tout. Lucy lui souriait parfois, mais derrière ce sourire, il n'y avait plus rien. Et le jour où le camion qui lui avait livré le gaz oïl repartit avec elle, pendant qu'il était en train de se laver les mains aux toilettes aménagées derrière la station, il n'en fut pas surpris. Il ne chercha pas à la rattraper, pas davantage à la rechercher pour la faire revenir. Elle sortit définitivement de sa vie.

Alors, il resta seul, sans rêve, sans envie, gérant son commerce au jour le jour. De l'extérieur, on pouvait penser qu'il allait bien, qu'on avait affaire à un homme heureux, tranquille et content de son sort en tout cas. Il ne se laissa jamais aller, ni pour l'hygiène, ni pour le vêtement. Il préparait ses repas et mangeait à heures fixes et une seule fois, parce qu'une voiture s'était arrêtée le matin pour faire le plein et que la conductrice qui en était descendue pour se rafraîchir ressemblait à celle qui était partie, il alla jusqu'à Fixhunt, au-delà de Widdlewood, là où personne ne le connaissait et but du whisky consciencieusement, verre après verre, presque méthodiquement, jusqu'à ce que le patron ne veuille plus le servir et qu'il regagne son van d'une démarche chancelante. Il ne se souvenait pas de la façon dont il était rentré chez lui.

Quand il aurait fini de cadenasser la troisième pompe, il rangerait les bidons d'huile dans la boutique, éteindrait la devanture puis le magasin et, par la porte du fond, regagnerait les pièces où, depuis des années, il répétait chaque soir les mêmes gestes: dénouer sa cravate et défaire les premiers boutons de sa chemise, poser le gilet sur la deuxième chaise, celle qui lui faisait face à la table de la cuisine et qui n'était jamais occupée, retirer ses chaussures noires et les nettoyer avec un chiffon de la poussière jaune qui les maculait puis les ranger au bas d'un placard, dans le couloir conduisant à la chambre, allumer la télévision et la regarder tout en mangeant un repas qu'il préparait pour plusieurs jours et conservait dans une glacière, se coucher quand la tête culbutait malgré lui en avant et l'entraînait vers la toile cirée dont il n'avait pas encore retiré l'unique assiette.

Ce soir-là, il se coucha avant de sombrer: le lendemain, c'était jour de livraison.

(D'après le tableau de Edward Hopper, Gas, 1940)

5 commentaires:

KarregWenn a dit…

Ah que je ne regrette pas d'avoir dit l'autre jour que je lirais bien une suite !
Celui-ci me fait beaucoup penser, pas dans les détails bien sûr mais pour l'atmosphère, à un film que j'ai adoré, justement pour son atmosphère,"Bagdad Café".
Et du coup, je suis allée traîner sur le net et voir le maximum de tableaux de Edward Hopper, que je ne connaissais pas. Merci Calyste !

Calyste a dit…

Merci, K. Mais que fais-tu encore debout, à cette heure-ci? Et les coups de soleil? pas trop douloureux?

Cornus a dit…

Incroyable où tu nous mènes avec de tels tableaux.
Tu ne proposes pas ce genre d'exercice à tes élèves ?

Lancelot a dit…

Que dire...? Sinon que c'est délicieux de regarder le tableau AVANT et de lire le texte après. Parfait.

Si : je ne peux pas me retenir (tu me connais) de te faire remarquer un petit lapsus : "Il ne chercha pas à la rattraper, pas davantage à la rechercher pour la faire Devenir". Ne corrige pas, surtout, c'est trop mignon.

Calyste a dit…

Merci pour le compliment. Mais quant à ne pas corriger! Tu me connais: je suis un peu maniaque, et prof ( ce qui, souvent est la même chose, non?).