mardi 29 juin 2010

Phobie scolaire

Diplôme National du Brevet. C'est la nouvelle appellation de notre vénérable BEPC, entre temps nommé aussi Brevet des Collèges. En attendant une autre trouvaille du ministère ou sa disparition définitive (du brevet, pas du ministère!).

Nouveauté pour moi cette année: je n'ai qu'une élève à surveiller, dans une salle isolée, tout au fond d'un couloir. Motif invoqué après que j'ai demandé à le connaître: phobie scolaire. Il s'agit, à première vue, d'une jeune fille calme et posée, descendante de ces arméniens qui s'installèrent en France après le massacre de 1915 et dont la région lyonnaise constitue un lieu d'implantation important. Habillée de façon très traditionnelle et correcte, chaussures découvertes de corde en tissu noir, pantalon de toile de même couleur et, pour le haut, une espèce légère de boubou africain représentant des motifs géométriques de rosaces en dominantes verte et brune. Une petite couette toute sage sur la nuque, un fin bracelet d'argent côtoyant au poignet un élastique de couleur, et de longues boucles d'oreilles comme je les aime, à la mode qu'on pourrait dire "Charleston". Rien chez elle n'indique pour l'instant une quelconque phobie. Seuls, à son arrivée, la coloration trop forte de ses joues et le contour, bien délimité, de cette aréole rouge sur le visage trahissaient une émotion certaine.

Elle est en train de composer maintenant, et le feu a disparu de ses traits. Comme souvent chez les filles, elle penche, pour écrire, la tête sur le côté, rapprochant l'oreille de l'épaule gauche, ce qui m'émeut toujours. On n'avait pas prévu d'autre adulte que moi pour surveiller cette adolescente. J'ai demandé expressément à ne pas être seul avec elle. Ma requête a paru surprendre l'équipe d'organisation mais j'ai tenu bon: je ne suis pas particulièrement timoré mais je n'aime pas ces situations qui peuvent, à tout moment, devenir problématiques. On m'a donc adjoint un autre surveillant, un vieux professeur de physique fort aimable qui s'est aussitôt lancé dans la lecture d'un gros catalogue de commandes pour sa spécialité.

Il vient d'être remplacé par un autre homme, plus jeune et plus attrayant, mais qui, visiblement, est ici contraint et forcé: tenue estivale du polo et du bermuda, sac à dos apparemment vide puisque, depuis un quart d'heure qu'il est là, il n'en a strictement rien sorti, pas un document, pas un livre, pas une revue, rien. Il contemple indéfiniment les murs oranges aux plinthes vertes et ses beaux yeux clairs ne reflètent rien. Combien de temps va-t-il tenir ainsi? On pourrait penser que l'adjectif "végétatif" a été créé pour lui.

La première épreuve de français porte cette année sur un texte de Colette extrait des Vrilles de la vigne. J'ai connu l'auteur plus inspirée et plus intéressante. Cette histoire de jeune maman qui "s'enivre, les joues chaudes, d'un roman mystérieux" et à qui son jeune fils vient annoncer que sa sœur s'est noyée alors qu'elle s'amuse à creuser le sable, ayant ainsi disparu de son champ de vision, n'a aucun intérêt quant aux faits relatés pas plus que par son style. Comme d'habitude, les questions posées induisent des réponses à la limite de la paraphrase et pourraient être soumises à un bon élève de cinquième. Je ne comprends pas que l'on n'offre pas aux candidats des textes plus riches, comme il me semble que c'était le cas l'an dernier. Pour la conclusion, on leur souffle dans l'énoncé ce qu'ils doivent y dire et l'exercice de réécriture est une adaptation stérile de texte écrit aux présent et passé composé dans le système du passé (plus-que-parfait, imparfait, passé simple).

La plante verte qui me sert de co-surveillant a appuyé sa tête sur sa main, coude replié bien calé sur la table, et est en train de s'endormir. J'espère ne pas avoir la même tentation trop rapidement. Malgré le peu de présence humaine dans la salle, il y fait très chaud. Les deux fenêtres au soleil sont munies de barreaux et donnent dans une cour immense dont le fond est borné par la façade sans style d'un bâtiment moderne. A la perpendiculaire de ce bâtiment, une rangées de vénérables platanes, probablement plus que centenaires, frissonne sous une brise légère que l'on ne sent pas au sol. Vent chaud du sud. Il y aura peut-être de l'orage cet après-midi.

Le "végétal" bâille et vérifie que son sac est bien vide. Miracle: il vient d'en sortir une pochette plastique du même vert ou presque que les portes et les plinthes. Il l'a ouverte à moitié et compulse les documents qui s'y trouvent, sans grand enthousiasme et sans en lire aucun. La pochette est maintenant refermée, bien à plat sur le bureau, aussi inerte que son propriétaire. Je m'étonne de ne pas encore sombrer dans le sommeil après une nuit en dentelle agrémentée des bruits de voix de voisins peu délicats.

La jeune fille, elle, s'appelle Elsa et a de beaux yeux. Elle travaille et remplit sa quatrième page. Ne pouvait-elle vraiment se fondre dans la masse des autres candidats? D'habitude ne sont isolés que ceux qui bénéficient d'un tiers-temps supplémentaire à cause de telle ou telle "difficulté" (dyslexie, par exemple). Elle a une écriture régulière et lisible, sans grande personnalité, mais rares sont ceux qui, à cet âge-là, en font preuve dans la formation de leurs lettres, une écriture de fille mais sans exagération dans les arrondis ni dans la taille des points sur les "i". Elle me plaît bien, cette petite Elsa, avec son allure sérieuse, dispensée de la comédie que les autres, à intervalles réguliers, se croient obligés de jouer dès qu'ils sont ensemble.

On vient de me donner le texte de la dictée: toujours du Colette, toujours tiré du même ouvrage, toujours aussi peu enthousiasmant du point de vue littéraire. Un seul sac sur l'estrade, ça fait drôle. On a l'impression d'avoir été oublié, d'avoir manqué le train des vacances et du soleil. Me vient tout à coup l'idée saugrenue que cela pourrait durer éternellement, que, peut-être, nous sommes morts et en train d'entamer notre éternité, elle à répondre à jamais à des questions stupides, lui à tenter de tenir les yeux ouverts, moi à tout observer et consigner comme si de cela dépendait l'avenir du monde. Un petit coup d'adrénaline et puis l'on se dit que ce n'est pas possible, que même l'Enfer doit être plus réjouissant.

Autre sensation étrange: ce silence à peine rompu par le raclement des pieds de l'ectoplasme sur le lino et les grincements légers de la table de la candidate lorsqu'en écrivant elle déplace son poignet sur la surface plane devant elle. Face à ce silence, on en vient à regretter une agitation bon enfant, un besoin de surveillance discrète mais plus vigilante. Il ne se passe rien. Tant mieux. Mais tant pis aussi. Ce silence, de toute façon, je vais le rompre dans une minute ou deux pour lire d'abord puis dicter le texte de Colette à la jeune arménienne. Sait-elle seulement qui est Colette?

A quoi bon rajouter maintenant que la deuxième épreuve, celle de rédaction, est tout aussi stérile et ennuyeuse que la première? Je vais me mettre à la lecture. Il reste encore une heure trente à tenir.

7 commentaires:

Olivier Autissier a dit…

Ainsi, le jour où elle cherchera des infos sur la phobie scolaire sur le net, elle a toutes les chances de lire ici la manière dont elle a été perçue. Mais pourquoi pas.

Calyste a dit…

Pourquoi pas, en effet. Je pense avoir donné de cette adolescente une image plutôt positive.

KarregWenn a dit…

Par contre, la plante verte si il cherche des infos jardinesques sur le net...va pas être déçu !

Cornus a dit…

Voilà encore que le monde végétal, malgré les guillemets est moqué, supposé immobile et à peine vivant, alors qu'il n'en est rien.
Mais non, je ne suis pas Vesce-qué.

Calyste a dit…

Karreg: pas de souci, je suis sûr qu'il n'arrivera même pas à se reconnaître!

Oui, Cornus, mais lui, il ne le savait pas et imitait à la perfection ce qu'il croyait être le monde végétal et son immobilité. Moi, tu penses bien que je sais que ce n'est pas vrai: j'en parlais dernièrement avec mon géranium préféré.... :-))

Lancelot a dit…

"Il y aura peut-être de l'orage cet après-midi." : je ne sais pas pour Lyon, mais ici, oui ! Il y a eu ! C'est pas de le dire !

Concernant la "phobie scolaire" je ne pense pas que beaucoup d'élèves de nos jours perdent du temps à chercher ça sur internet. Est-ce qu'on va s'amuser à taper "grippe" ou "angine" ou "gastro-entérite" via Google ? Or, la terrible "phobie" en question frappe de plus en plus. C'est de plus en plus à la mode. Nul besoin de se renseigner sur elle. Les médecins que les parents vont consulter sont là pour en parler.

Mais pourquoi pas.

christophe a dit…

Vraiment ton billet retranscrit bien l'épaisseur du temps dans ces moments-là...