dimanche 19 juin 2011

Mon autocar et moi

Il arrivait à 7h10, été comme hiver. Je le voyais descendre la légère pente depuis le village et prendre au ralenti le virage qui contournait le pré de ma grand-mère où, plusieurs fois, des gens moins prudents s'étaient retrouvés embarqués dans la pente abrupte jusqu'au puits et à la mare. Jamais pourtant il n'y avait eu de blessés graves et l'on retrouvait parfois au matin le conducteur endormi, la tête sur le volant, en train de cuver les derniers miasmes de son vin de la veille.

Même si je ne l'avais pas vu de la fenêtre de la cuisine, j'aurais été prévenu de son arrivée par la pétarade impromptue qui venait troubler le silence de la campagne et les premiers champs des oiseaux. C'était une vieille guimbarde bleue et jaune qui fumait à chaque reprise et dont le bruit aurait réveillé le mort le plus consentant. J'avais tout le temps alors de gagner avec mon cartable l'arrêt sous l'arbre qui m'avait frôlé de sa branche basse un matin d'hiver et qui m'avait terrorisé à m'en faire dresser les cheveux sur la tête.

Le tacot assurait cinq trajets par jour, depuis le village jusqu'à la Grand' Poste de Saint-Étienne, place Grenette, deux le matin, un à midi et deux le soir, par l'un desquels je rentrais au bercail. Je le pris pendant des années pour me rendre au lycée et le rituel était toujours le même. Une fois ouverte la porte actionnée par une grande manivelle actionnée par le chauffeur et montées les quelques marches qui permettaient d'accéder jusqu'à lui, il fallait, bien que celui-ci me connaisse depuis des années, montrer sa carte d'abonnement et s'enfiler ensuite dans le couloir en prenant garde de ne pas être déséquilibré par son brusque redémarrage.

Alors, une vieille fille, toujours la même, me faisait signe de venir la rejoindre sur le siège voisin du sien, parce que, disait-elle, j'étais un petit garçon bien sage et qu'elle m'aimait mieux que ces voyous qui peuplaient l'arrière de l'engin antédiluvien. Quelques sièges, derrière, vers le milieu du car, je voyais pourtant la fille dont j'étais éperdument amoureux et auprès de qui j'aurais préféré passer la demi-heure qui nous séparait de l'arrivée. Mais il n'était pas pensable de résister à l'appel de cette vieille sèche, au chignon impeccable, qui aurait été bien estomaquée d'apprendre, un ou deux ans plus tard, à une époque où je faisais déjà semblant de ne plus la voir, les turpitudes auxquelles je me livrais dans mes rares moments de liberté.

Un jour, par hasard, je m'assis auprès d'un homme que je ne connaissais pas mais qui, lui, me connaissait bien: c'était un ami de mon père, ouvrier comme lui, qui s'en allait en ville pour je ne sais quelle raison. Il me parla de celui que je n'avais jamais connu et avec qui il avait travaillé pendant plusieurs années. J'aurais donné beaucoup pour avoir vécu, ne serait-ce qu'un instant, un seul de ces souvenirs avec celui qui m'avait donné le jour.

Au deuxième voyage, je constatai, encore un peu innocent, que son genou avait une fréquente tendance à frôler le mien d'abord, puis à le coller de façon de plus en plus insistante. Ce contact me rebuta d'abord mais la curiosité et mon désir d'adolescent furent les plus forts, et nous finîmes par nous connaître bibliquement le jour même dans un coin perdu de la ville. Ce fut la seule fois, tant, le désir passé, je me sentis mal avec moi-même et avec la terre entière. Je ne répondis plus jamais à aucun de ses appels et finis par choisir une place à côté de gens dont je supposais par avance qu'ils ne me réservaient aucune surprise.

A la belle saison, le vieux "courrier" se tirait tant bien que mal du trajet de sept kilomètres jusqu'à la poste. Mais l'hiver, nous devions faire face à de multiples avanies qui, bien souvent, me firent arriver en retard à mes premiers cours. Un jour, le car ne parvint jamais à monter la dernière côte avant d'entrer dans la ville. Était-ce l'état de la route, verglacée par endroits, la vétusté de l'engin ou l'état d'ébriété du conducteur qui en étaient responsables? Je n'en sais rien. Mais il fallut que tous les passagers descendent du tracassin et le reprennent en haut de la pente, où, après de nombreux essais, il finit par se hisser.

Une autre fois, sans que rien ne le fasse présager, il se mit à fumer, d'abord comme à son habitude, à l'extérieur, puis à l'intérieur même. A ceux des adultes qui s'en inquiétaient, le Toine, qui faisait les trajets du matin, ne répondit que par des phrases émises sur le ton le plus rogue puis carrément par des insultes. Cet homme n'avait jamais été très conciliant. Lorsque j'arrivai chez moi, ma mère, d'un œil en accent circonflexe, se mit à sentir mes vêtements et mes cheveux et j'échappai de justesse à la gifle qui partit alors qu'elle tirait sa conclusion: "Toi, tu as fumé!" (il fallut pourtant attendre plusieurs autres années pour que je prenne ce vice!).

Au début, quand la "compagnie" était florissante, il y avait également un receveur pour accompagner le chauffeur. Je me souviens encore de sa sacoche de cuir noir,aussi fendillée que les sièges sur lesquels nous étions assis, de laquelle il tirait la monnaie à rendre après avoir "édité" le billet du voyage sur un engin à plusieurs roues crantées qu'il disposait d'une certaine façon selon l'arrêt de montée et celui de descente. Celui-ci valait bien l'autre quant à l'odeur de vinasse et de tabac froid qui s'en dégageait mais, à mes yeux, sa chevelure grisonnante impeccable, lui conférait un air plus distingué.

C'est pourtant lui, qui, d'un ton peu amène, me fit remarquer, un soir d'hiver, alors que la nuit était déjà tombée, que la lampe que ma mère éclairait à l'approche de mon heure d'arrivée pour que je n'aie pas à parcourir les quelques mètres jusqu'à la maison dans le noir (il n'y avait aucun éclairage public dans ce lieu-dit à l'écart du village), que cette lampe donc aveuglait le chauffeur lorsqu'il passait devant notre ferme. Ma mère, vexée, décida alors de me confier une lampe de poche et de ne plus éclairer la route. Quelques temps plus tard (ce devait être les vacances puisque je n'étais pas dans le car), alors que nous commencions à souper, nous entendîmes quelqu'un jurer à grands cris devant notre porte fermée. C'était le chauffeur du car qui, n'y voyant plus rien, avait manqué son virage et s'était retrouvé à quelques centimètres seulement de notre maison un peu en contrebas de la route. Je crois que, ce soir-là, elle savoura sa vengeance de la façon la plus exquise pour elle et laissa le soûlard se débrouiller tout seul pour se sortir de ce mauvais pas. Par mesure de sécurité, elle nous fit cependant gagner rapidement la partie de la maison la plus éloignée de la porte d'entrée.

Aujourd'hui, des situations telles que celles dont je viens de parler, ne seraient même pas envisageables. Il y a longtemps que les deux avinés auraient perdu le droit de conduire un autocar dans l'état où ils étaient, qui plus est rempli de jeunes enfants. A l'époque, l'alcoolisme faisait partie intégrante de la vie quotidienne de ces mineurs qui tiraient de la bouteille à la fois la force de résister à la dureté de leur travail et l'illusion de vivre quelques moments heureux. La ligne n'existe plus depuis longtemps, chacun possédant une voiture et les enfants étant déposés par icelle à la porte des établissements scolaires, les deux hommes ont depuis des décennies rejoint les vignes du Seigneur où, je l'espère, ils jouissent de meilleurs crus pour leur gosier assoiffés. Il ne reste de tout cela que les souvenirs que j'en ai et sur lesquels je me suis épanché peut-être un peu trop ce soir.

16 commentaires:

laplume a dit…

Ah non, pas trop ! J'ai fait un super voyage, dans ton autocar. Mais dis-moi donc, on vivait de fabuleuses aventures quotidiennes dans cet engin !

Calyste a dit…

La Plume: et encore, j'ai trié dans les souvenirs attachés à ce car! En tout cas, je ne regrette pas de l'avoir connu!

piergil a dit…

Trop épanché?... non, non, même que le passage sur les turpitudes aurait mérité un plus long développement...

karagar a dit…

oui, il y a un côté épique à ce long récit... L'épisode qui a retenu l'attention de Piergil, m'a un peu surpris aussi, par cette précocité (de ta part) et aussi comment cet ouvrir osait-il tenter sa chance avec un ado.. t'es tu posé la question de savoir pourquoi il a tenté le coup avec toi...?
Bref, plein de questions pour une fois!

Georges a dit…

non, pas trop. c'est tout à fait le genre d'histoire que j'aime.

Yo a dit…

Bien d'accord avec Laplume ! Et je suis sûr que Georges était assise au fond !

Georges a dit…

Christophe, je suis un livre ouvert... :)

Calyste a dit…

Piergil: ça n'en vaut pas vraiment la peine!

Karagar: voilà bien une question que je ne me serais jamais posée à l'époque (manque de maturité)et que je ne me pose pas aujourd'hui encore (trop d'eau coulée sous les ponts).

Georges: j'ai tout de même la chance de n'être que très peu traumatisable!

Christophe: Non, je l'aurais remarquée avec ses lacets fluo!

Georges a dit…

Calyste, j'ai posté une photo de mes lacets fluo en pensant à toi :)

Calyste a dit…

Georges: vus. Magnifiques! Maintenant, je vais lire le billet!

piergil a dit…

Dommage!... mais le coup du genou baladeur, j'ai souvent pratiqué...sans succès!
Tiens , ça m'rappelle aussi un voyage en train ,de nuit , sur la ligne Toulouse-Vintimille. En ce temps là les wagons étaient divisés en compartiments mais je n'en avais encore jamais vu comme ça avant( ni après d'ailleurs). Les deux banquettes qui se faisaient face pouvaient se rapprocher jusqu'à se toucher et en rabattant les dossiers on obtenait un grand matelas qui occupait toute la surface du compartiment. En abaissant les accoudoirs on délimitait quatre couchages. A ma droite il y avait une femme entre deux âge et de ce coté en plus des accoudoirs j'avais installé mon sac et mon blouson. Du coup impossible d'abaisser l'accoudoir du coté gauche ce qui ne me gênât guère car la place était occupée par un bel italien à la mine un peu sauvage qui le rendait encore plus séduisant. Il s'endormit rapidement à quelques centimètres de moi mais bientôt , le roulis aidant nous nous retrouvions collé l'un à l'autre, je sentais la chaleur de son corps à travers ces vêtements. La nuit fut courte et je ne dormis guère mais je rêvai beaucoup! Des nuits j'en ai connu d'autre qui n'ont pas laissé de traces mais de celle-ci je garde un souvenir vivace.
Commentaire trop long!! donc pas d'illustration...place a l'imagination.

Cornus a dit…

"les premiers champs des oiseaux" : pas mal !

épanché, certes, mais trop, sans doute pas. En tout cas cette histoire de car est vraiment intéressante car je pensais que ce que tu décris était plutôt contemporain de mes parents...

Le vin et les mineurs. Quand je dis que certains de mes ancêtres mineurs à Saint-Etienne buvaient une dizaine (voire plus) de litres de vin par jour au fond, on a du mal à me croire. Alors évidement, il devait plafonner à 8 % d'alcool.

Yo a dit…

> Cornus : une légende familiale dit que mon arrière-arrière grand-père sancerrois buvait (seul) sa récolte dans l'année !

Calyste a dit…

Piergil: malgré tous mes efforts et tous mes espoirs, je n'ai jamais eu de nuits "chaudes" dans un train à l'époque des compartiments. Mais, comme tu dis, l'imagination a parfois largement compensé!

Cornus: comme le dit Jean Ferrat dans "La Montagne": "C'était une horrible piquette", mais, contrairement à ce qui se passe dans la chanson, il ne faisait pas des centenaires à ne plus savoir qu'en faire!

Christophe: les légendes ont toujours un fond de vrai, non?

Lancelot a dit…

Mais pourquoi ça m'arrivait jamais, à moi, des aventures pareilles...? Je ne parle pas des rencontres avec les conducteurs alcooliques, bien évidemment.

Calyste a dit…

Lancelot: pourquoi, tu en as rencontré beaucoup, des conducteurs alcooliques?