mercredi 29 octobre 2008

Les femmes de ma vie (1): Madame B.

Ne faites pas cette tête-là, vous avez bien lu. Certaines femmes ont eu dans ma vie suffisamment d'influence, de présence, pour que je les appelle "les femmes de ma vie". Bien sûr, pas de Donjuanisme là-dessous, même si, pour certaines, je sus ce qu'était la confusion des sentiments.

Ma mère, bien sûr, dont je ne parlerai pas, car elle n'entre pas vraiment dans cette catégorie. Elle est ailleurs, pour moi.

Ce soir, la première sera ma vieille institutrice. Elle ne devait pas être si âgée que cela lorsque je la connus au sortir des classes maternelles, avec son niveau de CP. Madame B., morte aujourd'hui depuis longtemps, était un petit personnage au chignon toujours impeccablement serré, sauf lorsqu'elle se mettait en colère, ce qui la faisait devenir toute rouge et dérangeait l'ordonnancement de sa coiffure. Elle sentait bon, un parfum qui encore aujourd'hui, lorsque par hasard je le croise dans la rue, me renvoie à cette époque où les jeux de billes, les courses de l'épervier et les analyses logiques suffisaient à remplir notre univers.

Dans la rue, aujourd'hui, je ralentis soudain lorsque j'en perçois la fragrance. Si je ferme les yeux, je revois cette femme, avec la règle à la main, nous conduisant, comme un général ses troupes, sur les chemins de la lecture et de l'écriture, employant le sourire et la persuasion mais aussi la punition et les coups sur les doigts.

Autour d'elle, je replace les vieux bureaux de bois tout entaillés, le bord des encriers tachés d'auréoles violettes, le banc attenant que l'on ne pouvait déplacer, les rabats des pupitres qu'il était interdit de laisser tomber, au fond de la salle le gros poêle qui chauffait si bien qu'il rendait parfois l'atmosphère irrespirable, les deux seaux remplis d'eau, l'un pour boire avec un quart en aluminium, l'autre pour se laver les mains. Combien de fois nous sommes-nous trompés de seaux, avant de quitter cette cahute en préfabriqué qui nous abrita jusqu'à ce que les nouveaux locaux soient terminés et que nous y déménagions, gagnant en confort ce que nous venions de perdre en poésie et en liberté.

Cette cahute, je l'ai revue, il y a une dizaine d'années. Elle était toujours là, quarante ans plus tard, mal en point, abandonnée, servant à ranger de vieux outils rouillés. Lorsque je suis revenu un mois plus tard pour la photographier, on venait de la démolir.

J'y ai passé des moments heureux, au milieu des crassiers de la mine, des anciennes installations où nous jouions à nous cacher, près de la grande cheminée de brique, une de celles qui ont longtemps marqué de leur silhouette le décor stéphanois et dont, aujourd'hui, il ne reste que bien peu d'exemplaires. Nous avions un jour enfermé l'institutrice dans les cabinets extérieurs. A l'époque, c'était, je vous le jure, un signe de grande rébellion.

Mais je m'aperçois que je parle moins de Madame B. que de tout ce qui faisait mon univers d'enfant à ce moment-là. J'évoquerai aussi la grande ferme proche de l'école et sa mare de purin au pied d'un immense tas de fumier que l'on sentait de loin. Moi, j'ai toujours aimé cette odeur. Elle me rappelle elle aussi ma prime enfance, comme la façon de mal faire les jambes des M, qu'elle ne supportait pas chez ses élèves. Que dirait-elle aujourd'hui en voyant mon écriture de chat? Pour elle, si l'on formait mal ses lettres, on était de la graine de voyou.

Madame B. avait ses têtes, comme on disait alors. C'est à dire qu'elle préférait visiblement certains élèves à d'autres. Si vous aviez la chance d'être parmi les heureux élus (comme Yvon par exemple), vous pouviez couler des heures tranquilles dans la quiétude de journées plates. Si en revanche elle vous prenait en grippe (comme elle le fit avec mon frère), il fallait vous préparer à souffrir, à être mal noté, à recevoir punitions et coups de règle. On l'avait surnommé (je ne le sus que plus tard) la "mère très bien". Pou ceux du cénacle, bien entendu. Les autres, les parias, n'avaient droit qu'à son mépris.

Moi, je n'étais ni dans un camp ni dans l'autre. Je passais ma vie à rêver, devant le mot "romarin" quand elle nous apprit la chanson "J'ai descendu dans mon jardin", et à cultiver ma magnaquerie dans le décorticage méticuleux des analyses logiques et grammaticales. Madame B., ne sachant sans doute pas où me classer et considérant que je n'étais en somme qu'un doux dingue à ne pas déranger, me laissa vivre ma vie. Je lui en suis aujourd'hui très reconnaissant, même si, avec le recul, je doute que les méthodes qu'elle employait, même compte tenu de l'époque, soient réellement pédagogiquement à conseiller.

J'appris des années plus tard, lors d'une conversation entre mes parents, que son mari était un grand coureur de jupons et qu'il la trompa une grande partie de sa vie. Je n'ai pas souvenir qu'ils aient eu des enfants. Une femme stricte et injuste, mais qui me laissa rêver, une femme autoritaire et lunatique mais qui sentait bon, une femme à laquelle je m'étais attaché parce qu'elle savait des choses que je ne savais pas, parce qu'elle me guidait, sans que je le sache mais rassuré par la force de sa poigne, sur les chemins du savoir, une femme qui, peut-être, est à l'origine lointaine de ma vocation d'enseignant.

6 commentaires:

Anonyme a dit…

Ça m'est très curieux de voir commencer cette série par l'institutrice. A moins que la chronologie n'en soit le guide.

Calyste a dit…

Chronologie, influence sur mon choix de métier futur, hasard: c'est à elle que j'ai pensé d'abord en ayant l'idée de cette série, alors qu'elle n'est pas la femme la plus importante" de ma vie. Je ne sais que te répondre, Olivier.

Anonyme a dit…

Ça n'appelait pas forcément de réponse :)

Anonyme a dit…

Promis, ensuite je disparais.
Mais à cause de toi, je fredonne "J'ai descendu dans mon jardin" depuis que nous sommes rentrés. C'est malin :)

Anonyme a dit…

Olivier : oui, ça m'a fait le même coup : "gentil coquelicot mesdames, gentil coquelicot nouveau..." Screugneugneu, on a l'impression de revenir en maternelle. Voyage dans le temps garanti....

Calyste : comment on peut enfermer quelqu'un dans les WC DEPUIS L'EXTERIEUR des WC ? Il faudra que tu m'expliques comment vous aviez fait.....

"pour y cueullir du romarin... tralala..." (GRRRR....)

Calyste a dit…

On va pouvoir former une chorale! Jupes plissées et kiki-nœud-nœud dans les cheveux. On serait mimi, non?