vendredi 24 avril 2015

Alexandre

Il s'appelait Alexandre, comme celui qui parvint aux confins de l'Asie dans l'Antiquité. Il avait aussi beaucoup voyagé, comme le conquérant, mais lui, c'était pour fuir. Pierre et moi, nous avions fait sa connaissance dans un bar près de chez nous où nous allions parfois manger un plat du jour quand la flemme nous prenait de faire la cuisine.

Il était grand et très digne, cheveux immaculés, costume bien repassé été comme hiver, toujours assis à la même table que le bistrotier semblait lui avoir réservée. Jannette, la serveuse, une petite femme nerveuse à la voix cassée par la cigarette et au caractère ombrageux sauf pour ceux qui avaient l'heur de lui plaire (dont, heureusement, nous faisions partie), l'avait pris en affection et, même si parfois elle lui parlait d'un ton bourru, particulièrement aux moments du coup de feu, veillait sur lui comme s'il se fut agi de son propre père.

Il devait avoir au moins quatre-vingt ans et parlait peu, se contentant de contempler l'agitation du monde autour de lui. Nous l'avions vite repéré, toujours seul dans son coin, faisant partie du décor, aussi immuable que lui. Il nous intriguait un peu car, jamais, en dehors du bistrot, nous ne l'aperçûmes dans le quartier. Il habitait sans doute tout près pour être là, ponctuellement vers midi. Mais dans les magasins, à la boulangerie, sur le marché, nulle trace de notre vieillard.

Un jour, il se mit à nous parler. Je me souviens que c'était à propos du latin, à peu près à l'époque où je commençais à l'enseigner. Il avait dû surprendre notre conversation à la table voisine et, sortant de sa réserve coutumière, m'avait dit qu'il était fier de rencontrer quelqu'un qui connaissait et aimait cette langue ancienne. Quelques jours plus tard, quand il nous vit arriver, il me tendit un petit paquet : "C'est pour vous, me dit-il. A mon âge, je n'en ai plus guère l'usage."

Dans le paquet, je découvris un gros livre violet sur la page de garde duquel il avait autrefois inscrit  son nom, dans une admirable calligraphie à l'ancienne. Ce livre est toujours là, dans ma bibliothèque et, plusieurs fois dans ma carrière d'enseignant, j'y eus recourt : il s'agit d'un dictionnaire de la littérature grecque et latine. Il n'avait jamais étudié ces langues mais avait acheté l'ouvrage pour son propre plaisir. " Je n'ai guère eu le loisir d'étudier, s'excusa-t-il, mais je suis curieux." Et, dans ses yeux, brilla alors un petit éclat de malice qu'on était loin d'attendre de lui.

Comme je lui demandais pourquoi il n'avait pas suivi d'études, il se mit à nous raconter sa vie. Non comme ces vieillards qui ressassent toujours les mêmes souvenirs et regrettent le temps d'antan où il faisait bon vivre, mais pour répondre à ma question, avec une politesse extrême et un français châtié. Il était arménien, né en Turquie et avait dû fuir le pays en 1915, au moment du génocide. D'abord la Grèce, entraperçue, puis, si je me souviens bien, Marseille et enfin Lyon.

Pas de plaintes dans son récit, pas même de haine perceptible, juste la surprise d'avoir échappé à tout ça , l'étonnement d'avoir eu un destin semblable à un âge où les autres jouent encore au loup. Un jour, il ne vint plus. Nul ne sut nous expliquer pourquoi, pas même la serveuse. Il n'avait plus de famille. Personne, sans doute, ne pleura sa mort. Il ne reste de lui que ce livre sur un rayon chez moi, avec son nom sur la couverture.

Aujourd'hui, particulièrement, j'avais envie de parler de lui. Une sorte d'hommage posthume. Il aurait plus de cent ans.

6 commentaires:

plumequivole a dit…

Un qu'on aurait aimé rencontrer et une très belle histoire qu'on devrait toujours garder en mémoire pour quand nos yeux et nos oreilles sont tentés de se fermer à l'exilé.
Merci Calyste

Cornus a dit…

Charmant en effet cette allusion.

karagar a dit…

Beau portrait de circonstance...

Calyste a dit…

tous les trois : un grand monsieur pour moi, même si je l'ai peu connu

André a dit…

Bel hommage à la dignité et la pudeur. Sont-elles les qualités du pardon, ou du moins de la légèreté de l'être? Merci!

Calyste a dit…

André : vaste question, dont je n'ai pas la réponse ! Merci à toi également pour ta fidélité.