vendredi 30 octobre 2009

Trois sous

Je rentre du cimetière. Quelqu'un (son frère ?) a déjà fleuri la tombe de Pierre: deux cyclamens faisaient comme une tache de sang dans le gris du ciel ambiant. Car le couvercle s'est refermé sur l'été indien et désormais l'horizon s'accorde mieux avec la proche fête des morts.

En passant près de l'entrée avec mon chrysanthème acheté auparavant ailleurs, j'ai été abordé par un jeune garçon un peu empâté, d'origine maghrébine, qui me proposa ses services pour porter la plante jusqu'à destination. Ils étaient plusieurs, garçons et filles, à louer ainsi leurs bras pour quelques instants, pour quelques centimes d'euros. La persistance de cette tradition me rassure un peu, comme un petit coin de certitude auquel se raccrocher: que des gamins prennent encore la peine de passer leur journée à la porte d'un cimetière pour gagner, par leur travail, quelques sous, trois fois rien, je trouve ça bien. Et tant pis si certains ne voient là qu'une réflexion de vieux con.

Ma mère travaillant parfois chez un fleuriste, il m'est arrivé, vers l'âge de quatorze ans, de l'accompagner pour la journée jusqu'à la porte du cimetière du Crêt de Roc, à Saint-Étienne, où elle vendait pour la Toussaint. Mon frère était aussi avec nous et se débrouillait beaucoup mieux que moi, bien qu'il ait quatre ans de moins. Mais moi, j'étais empoté dans mon corps grandi trop vite, je ne savais que penser de ces poils qui commençaient à me pousser un peu partout et je m'imaginais que tout le monde les voyait et me jugeait. Lui, au contraire, pas encore confronté aux questions de l'adolescence, et de toute façon plus dégourdi que moi, n'avait aucun souci pour accrocher le client, aidé en cela par sa joli frimousse de poulbot , et terminait la journée avec nettement plus d'argent que moi en poche.

Cet argent finissait bien souvent dans le porte-monnaie de ma mère qui le convertissait en pantalons ou cahiers d'écolier: on n'achetait qu'utile à l'époque. Ai-je réussi à en soustraire une infime partie pour m'offrir un livre? Ou bien n'ai-je jamais assez gagné pour le faire? Je ne m'en souviens pas. Aujourd'hui, ces petits arabes m'émeuvent parce que j'étais comme eux à l'époque et que, quelque part, je le suis un peu resté: gagner ma vie sans trop de souci du lendemain m'épate encore alors que je ne suis plus très loin de la retraite. J'ai tellement été élevé à ne rien avoir (ou à ne vouloir rien avoir pour ne pas peser sur le budget de mes parents) que trois sous devant moi, à dépenser, me suffisent pour être heureux.

Le chrysanthème que j'ai posé sur la terre de la tombe est blanc. Avec les cyclamens, c'est de la lumière qui s'attarde près du tronc de la lavande.

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