jeudi 1 octobre 2009

Lequel?

Des questions ce soir dans ma tête. Quel est le vrai? Quel est le bon? Entre ces deux hommes qui se partagent ma vie et font que je suis moi.

L'un est vieux et se vieillit encore en laissant une barbe presque entièrement blanche lui ronger le visage comme du sel sur une terre de labours. Il a mal au dos, ne peut plus courir, tente de se dire que ça va revenir, même si c'est long, et fait du lard en attendant. Le soir, seul à sa table ronde, à sa place habituelle, la plus proche de la porte-fenêtre qui donne sur le balcon, il mange. Le jour où il ne mangera plus, il faudra s'inquiéter. Il se fait des légumes, délaissant souvent la viande et finissant bêtement le repas par du chocolat et du pain d'épices. Comme un vieux, en écoutant le début de l'Humeur Vagabonde à la radio. Il est entouré d'une foule d'objets qui ne bougent plus, ou presque. Certains sont là parce qu'ils lui tiennent à cœur: une vierge recollée maintes fois après chaque chute, parce qu'elle n'est pas très stable, une petite mascotte ramenée d'Allemagne, l'autre vierge aussi, toute petite, au sommet des placards, celle que personne jamais ne remarque, en plomb, qu'ils avaient appelée la "tutellaire" et qui disparut, un moment perdue, après le déménagement, un poster encadré, acheté autrefois à Beaubourg, avec des chiens, la photo de la "maison du sanglier", voisine à la campagne de celle où ils passaient leurs vacances et qui lui rappelait au début la maison de Sylvain et Sylvette. D'autres sont là par hasard: posés un jour d'un geste machinal et oubliés sur place, condamnés à s'intégrer au paysage de cette cuisine où il prend tous ses repas quand il est chez lui: un repose-lunettes en bois représentant une tête de cerf, dont il n'a jamais su que faire, des noix qui sèchent depuis des mois dans une corbeille parce qu'il en avait eu envie un jour et puis que l'envie était aussitôt passée... Derrière la porte, un carillon Westminster dont la sonnerie est coupée et dont il remonte régulièrement le mécanisme car il n'aime pas voir les horloges arrêtées. Un souvenir d'une vieille voisine, dans son ancien appartement. Il regarde parfois autour de lui et se dit qu'il faudrait refaire la peinture qui s'écaille (elle a dix-huit ans déjà), installer les meubles autrement, de manière plus fonctionnelle, repailler les chaises de bois qui s'en vont en lambeaux. Bientôt, bientôt. Les plantes dehors, sur le balcon, sont autrement éclairées par la lampe de la cuisine. Il fait encore suffisamment bon le soir pour laisser la porte-fenêtre ouverte. La cour est un village. Hier, toutes les fenêtres de toutes les cuisines d'un immeuble à gauche étaient éclairées en même temps, du rez-de-chaussée au dernier étage. Peut-être la première fois que cela arrivait depuis qu'il habite ici. En face, des silhouettes s'agitent, qu'ils s'imaginent connaître à force de les regarder vivre. Avant de quitter la pièce, il vide le reste d'eau du fond de la bouteille de verre bleu qu'il utilise à table sur les boutures qui occupent tout le dessus du réfrigérateur. Demain, il parlera du Dialogues des Orateurs à ses élèves de latin.

L'autre ne connaît pas son âge, il avance. Il se dit que, parfois, il faudrait se reposer davantage, mais il y a toujours quelque chose qui l'intéresse , qui attire son attention. Il aime fouiner en ville, son appareil-photos en main, même plus en poche, à la recherche d'une belle lumière, d'un beau mouvement, d'un beau visage. Il aime les autres, ses semblables. Il a appris depuis peu à aller vers eux et il est content de sa découverte, content d'oser se livrer sans crainte et de voir les autres sourire et se livrer à leur tour. Il doit avoir un air heureux car dans la rue on lui sourit souvent. C'est vrai que parfois, il se sent comme un gamin. Il aime sa ville, entre deux fleuves, antique cité fière de son passé et belle à l'italienne. Il en aime aussi la modernité, les lignes de béton, la géométrie du verre, le baroque flamboyant des reflets à certaines heures. Il aime se plonger dans la cohue des autres, sûr de pouvoir s'en extraire le soir pour se re-cueillir, regrouper les morceaux de lui, se recomposer et se raconter. Il donnerait un royaume pour le visage radieux d'un élève attentif, pour cette confiance accordée, pour ce travail de liberté transmise. Il pourrait être le grand-père de ses élèves, le père de certains collègues. Il ne sent pas de distance avec ces jeunes adultes qui naissaient lorsque lui entrait dans l'enseignement. Il n'a pas d'a priori: toute musique, tout écrit, tout spectacle l'intéressent d'abord. Ensuite il fait son tri, non à travers les modes et les engouements mais selon son plaisir, uniquement le plaisir. Il aime frôler des peaux d'hommes, voir leurs nuques frémir à la caresse ou au souffle, vibrer à leurs muscles qui tressaillent, passer la main sur ce dessin du ventre et de la poitrine, Minotaure apprivoisé, qui l'émeut chaque fois, comme l'émeuvent les plis du genou ou de la clavicule, ces petits lagons de l'intimité ultime. il aime se perdre dans un regard qui dit la joie ou le désir. Le livre aussi, il le caresse, premier et dernier ami sans doute. Il en est entouré dans sa chambre, son bureau, partout. Aucun n'est inutile, même s'il n'est pas lu: il est là parce qu'il doit y être et qu'un jour, proche ou lointain, ce sera son tour. Il aime voyager le soir chez des amis lointains qui se racontent aussi puis plonger sous ses draps, caler l'oreiller sous la nuque et s'immerger dans le monde d'un autre, connu celui-là, avant de fermer les yeux sans s'en rendre compte et de s'endormir, le livre à la main comme on tient la main d'un amant rassasié.

Lequel? L'un ou l'autre selon les instants. Costume de clown changeant selon le profil? Registres différents comme est différent sans doute le son du vent, qu'il souffle au nord ou s'en vienne du sud, en caressant le grand peuplier solitaire au milieu d'un automne flamboyant.
(Violons de fin sur coucher de soleil et générique.)

6 commentaires:

Petrus a dit…

Mais on est tous pareil selon que l'on regarde en avant ou en arrière !

Lancelot a dit…

Hummm... que j'aime le commentaire de Petrus... tout y est dit, je crois.

Petrus a dit…

Je sais, l'excellence et la pertinence sont ma marque de fabrique !
Et je ne parle pas de ma modestie, elle s'évanouie dès que je commence à l'évoquer...

Lancelot a dit…

@ Petrus : Attention à ce que ta bonne orthographe ne s'évanouisse pas, elle non plus, dans cette évocation... :-D

MY a dit…

Excellent article ! Cela pourrait faire un bon script... Les différentes facettes d'une même âme...

Calyste a dit…

Petrus et Lancelot, on dirait que vous êtes bien chez moi! N'oubliez pas d'éteindre en sortant! :-)

Déjà fait, -Y-: un certain Robert Louis Stevenson, pas dans le même registre, il est vrai. Et qui incarnerait ces deux facettes de la même âme?