vendredi 23 octobre 2009

Le Libraire de Sélinonte

Un petit livre, une merveille. J'ai d'abord été attiré par la couverture du livre de poche, une photo aux couleurs sépia montrant un vieux cahier ouvert, dont la page de droite est remplie d'une belle écriture à la calligraphie ancienne, et qui soutient une paire de lunette à la monture ronde. Posé dans le sillon de la pliure, un marque-page métallique.

Attiré aussi par le titre et ce nom de Sélinonte, antique cité de Sicile que j'ai visitée autrefois avec Pierre et dont j'ai rapporté quelques fragments de poteries anciennes consciencieusement volés à l'état italien.


La quatrième de couverture annonçait un thème qui avait tout pour me plaire: la perte des mots, l'oubli du sens. Roberto Vecchioni, l'auteur, que l'éditeur présente comme l'un des chanteurs les plus célèbres d'Italie depuis les années 70 (je n'en ai personnellement jamais entendu parlé), mêlait à son histoire une bonne dose de fantastique et tout autant de poésie. Et c'est bien là exactement ce que j'y ai trouvé.

L'histoire: A Sélinonte, un jour, un nouveau libraire s'installe, un petit vieux étrange au costume trop grand qui a vite fait de s'attirer l'inimitié de la population, d'autant plus qu'il a l'idée saugrenue d'organiser le soir des lectures publiques dans sa petite échoppe. Tout le monde le prend pour un démon et il se retrouve vite totalement isolé. Seul un enfant, Nicolino, surnommé Frullo, l'agité, écoute en cachette de tous, y compris, croit-il, du libraire, les longues lectures du soir qui le font rêver. Quand, un jour, la librairie brûle, probablement suite à un acte de malveillance, Frullo est effondré: que va-t-il faire maintenant que le libraire a disparu? On n'a, en effet, retrouvé aucune trace de son cadavre dans es décombres calcinées.

Il faut lire la suite tant elle est belle. Je ne vous la raconterai pas, parce que ce serait dommage de vous la révéler et parce que les mots me manqueraient sans doute pour la dire, en particulier tout le long passage où les mots disparaissent avec les livres de l'univers de Sélinonte. C'est un grand moment de poésie dont on peut tirer plus d'un commentaire aujourd'hui sur l'évolution de la langue et de la culture en général. J'ai bien l'intention d'en reparler dans cette optique-là un jour, une fois que vous aurez lu ce merveilleux petit roman...

Je descends fréquemment dans la vieille ville, et le plus souvent pour le plaisir, demeurer seul, regarder, me souvenir, et même pour ne rien faire. Je descends en longeant le Selinous jusqu'au pont reliant l'acropole, la partie haute de la ville, à la plaine se trouvant au couchant, qui est ce que je préfère et où, dans le passé, s'élevait le sanctuaire de Déméter Malophoros, porteuse de pommes. Une fois atteint la mer, je m'arrête, je m'assois et fixe l'infini. Rien ne bouge, ni là ni ailleurs, ni en moi. C'est en ces occasions que j'en ai conscience: rien ne vit aussi intensément que le temps arrêté; car ce ne sont pas les gens qui courent, les objets qui tombent, les voix qui résonnent qui constituent la vie, tout cela n'est qu'imitation erronée de la vie. La vie est une et immobile, depuis toujours identique à elle-même; la vie est autre chose.
Je ne pense à rien de précis, là, devant la mer, ni même aux souvenirs ou au bruissement du passé dans mon dos: je ne suis pas un visionnaire et la splendeur des marbres édifiés par on ne sait qui est désormais absolument muette. Pourtant, ce monde enfoui provoque une sensation qui n'a rien à voir avec la culture: je ne suis pas cultivé. C'est une sensation, en effet, ou peut-être un sentiment; le sentiment du temps, des instants qui se succèdent depuis des siècles, qui ont construit ces maisons, ces rues, élevé ces colonnes tellement sèches, tellement compactes, sans fioritures, tellement doriques, et qui ont ensuite ajouté des architraves. Il devait y avait chez ceux qui construisaient une conviction inébranlable. Il ne s'agissait pas seulement de s'abriter, de se protéger de la pluie; il devait y avoir en eux la certitude absolue d'être plus que le jour qui passe, au-delà des ans et au-delà du temps.
( Trad. de l'italien par Gérard-Julien Salvy, Le Livre de Poche)

2 commentaires:

KarregWenn a dit…

"La vie est une et immobile, depuis toujours identique à elle-même; la vie est autre chose."
J'étais juste en train d'écouter Satie quand j'ai lu cet extrait. On aurait dit que c'était fait exprès.
Je m'en vais le lire ce livre...

Calyste a dit…

Juste rapprochement, K. J'aime beaucoup Satie.