dimanche 2 août 2009

Fenêtres

Ce qu'il y a de très touchant pour moi avec Jean-Bertrand Pontalis, c'est qu'à la lecture de chacun de ses livres, j'ai l'impression de retrouver un ami, quelqu'un que je peux négliger un moment, ne pas voir, en étant sûr de reprendre avec lui la conversation là où nous l'avions laissée. C'est encore le cas aujourd'hui avec Fenêtres que je viens de terminer. Un ami facétieux, tantôt sérieux et tantôt léger, pour qui j'éprouve une grande tendresse.

Comme souvent chez lui, il nous annonce le principe de son livre, ce qu'il veut qu'il soit, et, en tournant la dernière page, on est tout ailleurs. Ici, l'idée initiale est donnée dans l'avant-propos: "D'où vient que nous élisions certains mots? Qu'il y en ait à nos yeux d'aimables ou de détestables alors que d'autres ne nous disent rien ou plus rien, et qu'il en existe de si lourds qu'il nous paraisse urgent de nous en délivrer? De là est né le projet de fabriquer un petit lexique à usage personnel où je recenserais un certain nombre de mots appartenant à mon Vocabulaire, privé celui-là, et ou j'essayerais de dire ce qu'ils signifient, ce qu'ils évoquent pour moi."

"Fabriquer", dit-il, et j'aime ce mot qui sent bon le bois, qui évoque l'artisan. Comme le sculpteur se laisse parfois davantage guider par les veines de l'essence qu'il manie et caresse plutôt que par son projet initial de madone ou de couple enlacé, Pontalis dérive au gré de ses souvenirs, de son savoir, de courtes histoires, réelles ou imaginaires. Et comme en écoutant un ami, je m'évade souvent avec lui: telle évocation me renvoie à mon propre passé, telle phrase me fait rêver par sa sonorité, telle idée m'amène à éclaircir un pan de mes réflexions. Je ne suis plus avec lui, je suis en parallèle, tellement souvent. L'homme est profondément humain. Ce que je dis là est d'une telle banalité mais je tiens à le dire.

Samedi après-midi, je me suis arrêté chez Francis, mon ami libraire que je n'avais pas vu depuis longtemps. Je n'ai pu m'empêcher de lui parler de Pontalis. C'est lui qui m'a appris son âge: 85 ans. Je n'avais jamais eu la curiosité de vérifier nulle part. Mais, lorsqu'il m'apprit qu'il avait été, il y a relativement peu, l'invité de sa librairie, j'ai regardé Francis comme sans doute un enfant regarderait le père Noël se matérialiser devant lui. C'est dire!

Difficulté de choisir un extrait à livrer ici: j'ai corné les trois-quarts des pages de l'ouvrage. Celui-ci, peut-être:

Inflation actuelle du mot lire. Nous lisons une carte, un cliché radiographique; au football, au tennis, il faudrait lire le jeu de l'adversaire. On nous apprend à lire un tableau.
L'expérience de la lecture n'est pas celle-là. Elle en est l'opposé. Lire un livre, se laisser emporter par lui, consentir à être entraîné vers l'inconnu dans un double mouvement d'aliénation - d'"étrangement" - et d'appropriation, c'est désapprendre à décoder les signaux, à interpréter les images. (...)L'expérience de lecture préfigure celle de l'analyse. Toutes deux sont transport, transfert, hors de soi. Toutes deux sont épreuve de l'étranger. D'un étranger qui serait au plus près de l'origine.
Consentir à se laisser capter, emporter, à ne plus voir ce qui est autour de soi, à ne plus être enfermé dans ce qu'on croit être soi, à ne plus rien entendre que ces voix-là, venues de l'"arrière-pays".

2 commentaires:

Lancelot a dit…

Donc, l'un des corollaires de la lecture, selon Pontalis, serait de "ne plus être enfermé dans ce qu'on croit être soi".

Hum... c'est à la fois vrai et faux. Dans la mesure où la lecture nous renvoie sans cesse à des échos de nous-mêmes, où nous retranscrivons, réinterprétons, redessinons des images, intérieurement, sans cesse, sur ce que nous lisons, est-ce que, paradoxalement,la lecture ne nous enferme pas encore davantage en nous-mêmes, tout en nous donnant l'llusion de nous en faire sortir...? Ah ah.

Calyste a dit…

Trop délicat débat, Lancelot. Pour une de nos longues soirées d'hiver... :-)