mardi 15 mars 2011

Ailleurs

Le besoin d'écrire ne viendrait-il pas de la propension à vivre sa vie en spectateur? Voilà ce que je notais hier soir avant d'aller, à contrecœur me coucher. Je ne sais pas très bien ce que je voulais dire, ou plutôt j'ai beaucoup de mal à l'expliquer.

J'ai été élevé, jusqu'à l'âge de huit ans, par ma grand-mère. Elle vivait au milieu d'un cercle de personnes âgées qui constituait, presque exclusivement, ma seule compagnie, si l'on excepte Yvon, mon ami d'enfance et presque frère, mais qui, lui, avait une grande famille et souvent d'autres fréquentations. Très vite, j'ai donc appris à me contenter de moi-même et, en même temps, à écouter ce qui se passait en dehors de moi. Mais l'écouter mal car souvent me revenait cette habitude de rêver qui fut ensuite amplifiée par ma boulimie de lectures.

Alors, la vie des autres petits garçons, ceux qui, pour moi, avaient une vie "normale", je me suis mis à la rêver aussi, à me la fabriquer à mon usage personnel, en m'identifiant aux héros des romans dévorés, en imaginant des épisodes glorieux ou larmoyants selon les moments. Pas de mythomanie, jamais: j'ai toujours aimé la vérité face aux autres. Mais un monde intérieur où, très vite, j'ai trouvé un refuge confortable contre la vraie vie, celle que je voyais autour de moi, difficile et trop crue.

Il me semble que c'est à ce moment-là que j'ai commencé à aimer les mots, plus seulement les phrases qui me racontaient de si belles histoires, mais les mots eux-mêmes, sens et musique.

Ayant réintégré la famille après le décès de ma grand-mère, j'ai hérité d'un frère, d'une sœur et bientôt d'une autre. L'épreuve a été terrible: je devais partager, être disponible, contraindre mes rêveries, et cela d'autant plus que j'étais l'aîné de la fratrie. Les quelques jouets que je possédais, il a fallu les prêter et ils ont vite été massacrés par un frère plus casse-cou que moi. Alors, je me suis barricadé à l'intérieur. Il y a eu l'enfant responsable, qui veillait sur ses frères et sœurs, à qui l'on a demandé sans doute plus que son âge ne pouvait assumer. Et puis l'autre.

Un jour, j'ai découvert la "grande" littérature, au début de mes études secondaires. Balzac eut mes préférences, je ne sais toujours pas pourquoi, et il côtoyait dans mon imaginaire un autre auteur que j'ai toujours aimé (que je continue à aimer), parce qu'il me faisait m'échapper: Jules Verne. J'ai commencé à écrire et à raconter chaque soir à mon frère, avec qui je partageais le même lit, un feuilleton à épisodes innombrables, inventés au fur et à mesure et oubliés ou presque le lendemain matin.

L'habitude était prise. Comme certains ont deux maisons, moi, j'avais deux univers: le réel où je jouais mon rôle, et l'imaginaire qui m'emmenait sans cesse au gré de ses lames de fond. Même encore aujourd'hui, au moins une fois dans la journée, je ferme les écoutilles. J'en ai un besoin viscéral, vital, et là, pas question de venir me déranger: je mords.

Ces moments de rêverie inattendus m'ont souvent fait passé pour quelqu'un d'un peu niais, d'un peu fêlé, gentil mais peu intéressant à fréquenter puisqu'il ne partageait pas les enthousiasmes des adolescents de cet âge. Je n'ai jamais eu beaucoup d'amis et c'est, plus tard, la rencontre avec Pierre et son influence qui m'ont rendu plus sociable.

L'envie d'écrire, au début de ma vie d'adulte, m'a peu à peu quitté. Je ne parvenais au mieux qu'à imiter ceux qui avaient été mes initiateurs dans l'amour de la littérature. Mais moi, le vrai, je n'apparaissais nulle part, ni dans le style, ni dans la vérité des émotions.

C'est en ouvrant ce blog que j'ai recontracté le virus. Il m'a d'abord permis de me rééquilibrer, défouloir de mes angoisses, sorte de psychanalyse à bon marché et impunie. Je ne me suis jamais posé la question de savoir qui lisait mes billets. Il fallait que je les écrive, c'est tout. Aujourd'hui, je suis plus serein.

En prenant du recul, je me suis rendu compte que l'écriture m'était devenue indispensable. Écrire un peu, beaucoup, chaque jour, j'aurais du mal à m'en passer. Or, si cela m'a équilibré, cela n'a en rien fait disparaître mon habitude du "dédoublement": acteur de la vie, plutôt joyeux et apprécié par mes amis aujourd'hui, et en même temps toujours ailleurs, à regarder ce qui se passe, à ne pas vraiment me sentir totalement concerné. Seul l'alcool, parfois, lors de soirées plus arrosées, parvient paradoxalement à me remettre les pieds sur terre.

Tout ce que je viens d'écrire n'est pas très clair, j'en suis conscient. C'est simplement que cela ne l'est pas non plus pour moi.

9 commentaires:

Jérôme a dit…

Je peux vous assurer que certains de vos lecteurs sont aussi sujet à ce "dédoublement"!

equanim a dit…

Comme je me sens proche de vos préoccupations ! J'ai moi aussi beaucoup écrit jusqu'à finir par me poser la question de savoir pour quoi et pour qui. Pour moi ? L'exercice a été salutaire parfois mais le résultat souvent frustrant. Pour les autres ? Je me demandais comment les atteindre. Le blog est une aubaine. Et même si je me plais souvent dans la posture du spectateur, je sais que celui-ci n'est jamais totalement passif. Le regard sur les choses et sur les autres ne nous place-t-il pas déjà en position d'acteur ?

karagar a dit…

J'aime bien ce texte et je le trouve très compréhensible. Même si moi-même, après l'avoir fait beaucoup autrefois, je n'écris plus guère de ces testes un peu "introspectifs" cela reste je que je préfère lire chez les autres.

Calyste a dit…

Jérôme: la difficulté, c'est de reconnaître ses semblables, car cela ne se voit pas au premier coup d'œil.

Equanim: sans doute, mais ce regard ne nous fait pas abolir la distance.

Karagar: je m'en suis éloigné depuis quelque temps, sans doute parce que j'ai moins besoin de m'introspecter. Mais, "chassez le naturel, il revient au galop."

Cornus a dit…

Un texte au contraire très clair et bien senti et sans doute assez révélateur. La littérature est loin de m'être aussi fondamentale car j'avais sans doute trouvé d'autres substituts. Du coup, je n'écris pas, je ne sais pas trop le faire et je me contente de bavarder par écrit.

Calyste a dit…

Cornus: tu ne te débrouilles pourtant pas mal dans tes "bavardages".

Kranzler a dit…

Une psychanalyse bon marché, mais qui donne certainement des résultats plus tangibles que la vraie psychanalyse - laquelle aura toujours à mon sens le tort de se faire passer pour une science exacte.

Calyste a dit…

Kranzler: ça dépend des jours...

Lancelot a dit…

Tu crois vraiment que la psychanalyse 'coûteuse' ne dépend pas des jours, elle....?

C'est un très joli texte auquel j'adhère totalement, mais il contient un ENORME MENSONGE. Sur un détail. Mais important tout de même, le détail. Je peux l'affirmer parce que je te connais, sur ce détail tout au moins. :)

C'est quoi le détail ? Eh ben je te le dirai pas, na . Ca t'apprendra à raconter des craques. Même si l'on ment toujours dans son blog, consciemment ou non. Enfin, on prend des libertés avec la réalité. Dès qu'on la retranscrit, on la réécrit. Et si on la réécrit, on la modifie.

Peu importe, au fond. les mensonges peuvent être quelquefois très sincères.