jeudi 2 janvier 2020

Alexandre, de Lyon

Peut-être en ai-je déjà parlé autrefois, peut-être lui ai-je déjà consacré un  article, je ne m'en souviens pas. Il faudra que l'on me pardonne si je radote mais son souvenir m'est revenu ce matin, au hasard de mes pensées.

Nous avions fait sa connaissance, Pierre et moi, dans la petite brasserie au coin de la rue où nous habitions alors. Nous y prenions parfois notre déjeuner, parce que la cuisine y était bonne, sans prétention mais bonne, et que la serveuse, Janette, possédait une gouaille lyonnaise rendue rocailleuse par les cigarettes qu'elle fumait entre deux services.

C'était un monsieur très digne qui déjeunait toujours seul, à la même table, dans un coin près de la porte. Je l'avais remarqué parce que c'était un beau vieillard, élégant dans ses habits sombres qui déviaient l'attention sur sa chevelure abondante et d'un blanc que je connais aujourd'hui. A force de se côtoyer dans cette brasserie, nous en étions venus à nous saluer discrètement, comme on le fait à Lyon quand on veut être poli sans embarrasser l'autre. Je crois me souvenir qu'en mangeant, il lisait. Aussitôt le salut donné, il replongeait dans sa lecture, indifférent aux cliquetis de verres, à la fumée des cigarettes, aux  rires gras de certains consommateurs et au bruit de vapeur de la machine à café.

Il m'intriguait (surtout par ses lectures) et, un jour, je ne sais plus ni pourquoi ni comment, nous avons fait connaissance. Il habitait le quartier et était veuf. Sa façon douce de parler faisait qu'on l'écoutait toujours attentivement, comme s'il allait nous confier un secret. Et son secret, il finit par l'aborder quand, au bout d'un certain temps, nous eûmes pris l'habitude de nous installer à la table voisine de la sienne. Il nous parla du génocide arménien auquel ses parents et lui-même avaient échappé de justesse. Il avait  vécu un moment en Grèce avant de migrer une fois encore pour Lyon, qu'il n'avait plus quitter.

Mais s'il m'intriguait et me fascinait par son histoire, je crois que je l'intriguais tout autant par ma formation. Quand il apprit que j'enseignais les Langues Anciennes, il eut un large sourire approbateur et respectueux. Cela n'était déjà plus très fréquent à l'époque (j'avais entre vingt-cinq et trente ans), surtout pour un homme. Il avait, quant à lui, une vaste connaissance de la culture antique, aussi bien grecque que latine et nous prenions plaisir à échanger des anecdotes, des devinettes, des joies que nous procuraient nos ancêtres méditerranéens.

La  dernière fois que je le vis, il m'apporta un cadeau, quelque chose qu'il avait acheté des années auparavant et qu'il me confiait à moi parce qu'il était sûr que je l'apprécierai : le Dictionnaire de littérature grecque et latine, paru aux Éditions Universitaires en 1968, un gros ouvrage à la couverture mauve que j'ai souvent consulté dans ma carrière.  Ensuite, il disparut. Même Janette ne sut nous dire pourquoi. Il avait sans doute fini son long périple, seul dans son appartement ou dans une chambre d'hôpital.

J'ai son cadeau devant les yeux, à côté de mon écran. Sur la page de garde, d'une écriture un peu tremblée, avec un point entre son patronyme et son prénom, il avait écrit son nom. Je n'ai pas besoin d'ouvrir le livre pour m'en souvenir : il s'appelait Saubatian. Alexandre. Et, comme il aimait sourire, je ne puis m'empêcher de faire de même en pensant aux questions que vont se poser mon neveu et ma nièce en vidant l'appartement après ma mort. Si, bien sûr, ils prennent le temps de feuilleter tous ces livres.... Sinon Naevius de Campanie, Evhemere d'Agrigente ou Théocrite de Syracuse retourneront à leur anonymat. Et j'espère que, quelque part dans l'invisible, Alexandre et moi aurons encore la grâce d'en sourire.

7 commentaires:

Cornus a dit…

Belle histoire. Je ne pense pas que tu en aies parlé ou alors c'est très ancien ou tu l'avais abordé très différemment. Fromfrom me dit (je viens de lui lire cette note) : "il a rencontré de sacrés personnages, Calyste, dans sa vie" et je ne puis que lui donner raison.

Jérôme a dit…

Je dirais que Calyste a la qualité de révéler les sacrés côtes des personnages qu'il a rencontrés !

Pippo a dit…

Quelle vie !
Ceux qui font du racisme à l'envers disent volontiers que, comme les Juifs, les Arméniens ont quelque chose de supérieur.

Calyste a dit…

Cornus : tu sais, ce blog a plus de douze ans. Alors, il m'arrive de ne plus savoir. Il m'est aussi arrivé de rencontrer de sacrés cons antipathiques mais ceux-là, je n'en parle pas, ou peu.

Jérôme : ça c'est vraiment gentil. Il y a des gens comme ça qui m'ont fasciné et j'ai envie de leur rendre hommage, un piètre hommage à ma mesure. Au fait, je viens e découvrir que tu es barbu, si je ne me suis pas trompé....

Pippo : je suis sûr que toi aussi, tu en aurais à raconter. Pourquoi ne te lances-tu pas ? J'aimerais beaucoup te lire. Pour les racistes, à l'endroit ou à l'envers, j'ai beaucoup de mal.

Pippo a dit…

Ta suggestion est flatteuse. Merci. Toutefois, je rédige très lentement. Parfois, il me faut une heure pour aligner trois phrases. Et que de remords après avoir publié.

Jacques a dit…

Une piste par là : http://geneafrance.com/france/deces/?deces=107140&annee=90
Bises et bonne année.

Calyste a dit…

Pippo : perfectionniste ?

Jacques : Bonne année à toi aussi et à tous ceux qui t'entourent, particulièrement G.
Merci du lien qui me renseigne. Bises.