samedi 28 septembre 2019

Miettes de temps

Étrangement, je me souviens de presque tout, soixante ans après que tout c'est arrêté avec la mort de ma grand-mère. L'escalier de bois qui menait à ce premier étage, sa rambarde où, en jouant, je m'étais coincé la tête entre deux barreaux. La porte à droite du palier où vivait Victoire et celle de gauche que j'empruntais pour rejoindre les deux pièces où nous vivions.

La cuisine d'abord, qui me paraissait grande mais je n'avais que quelques années. Sa fenêtre qui donnait dans la cour du "château" où, les soirs d'été, les vieilles en tablier noir ou violet descendaient une chaise et regardaient tomber la nuit en s'occupant les mains d'un tricot, la bouche d'histoires de la guerre ou de la veille. Nous, nous avions le droit de jouer dans cet espace presque clos à l'abri des voitures, au loup ou à la clef de saint Georges. Lorsque la luminosité ne permettait plus de croiser correctement les aiguilles, l'une donnait le signal en se levant et en emportant sa chaise.

Sur le rebord de la fenêtre, en bois tout ridé de veinules et qui penchait un peu à cause des galeries de mine souterraines, je jouais aussi, mais seul, à des jeux que j'inventais pour moi chaque jour, avec trois billes et une vieille boîte de pâtes de fruits. Je ne parlais pas, j'étais déjà à l'intérieur, dans mes rêves.

La grande table au milieu de la pièce, recouverte d'une toile cirée, sur laquelle on installait,  le soir venu une grande bassine remplie de l'eau chauffée sur le fourneau et où l'on me lavait, sous l’œil attendri de Victoire et de son mari qui mourut sans me laisser de souvenirs. Ils toquaient doucement à la porte et s'installaient en silence jusqu'à ce que le bain soit fini. J'ignore s'ils avaient eu des enfants. C'est là que ma grand-mère me faisait faire mes devoirs, s'emportant parfois contre des fautes d'orthographe que, avec le recul, je crois explicables par une dyslexie dont personne ne se souciait à l'époque.

Le buffet, contre le mur de la porte, où on laissait se "faire" les rigottes pour que je puisse en manger à la cuillère les coulures délicieuses, seule entorse à une vie janséniste avec le fond de vin auquel j'avais droit avec beaucoup d'eau. Le placard avec l'évier où j'avais pris l'habitude de laisser le fond du verre pour le boire le lendemain, un rite dont personne ne connut jamais la signification, même pas moi.

Le gros fourneau, avec sa tringle de verre bleuté où séchaient les torchons, qu'il fallait charger le soir car il n'y avait pas d'autre chauffage mais qui ne tenait jamais jusqu'au matin. Parfois, ma grand-mère descendait à la cave pour remplir le seau de charbon, relégué ensuite dans le coin contre le fourneau.

Dans une caisse, près du buffet, quelques cubes dont il aurait fallu reconstituer le puzzle mais que j'utilisais autrement, les images collées sur chaque face ne permettant plus, si elles y étaient encore collées, d'en reconnaître les motifs. Et puis le chiffonnier qui ne m'intéressait pas beaucoup où étaient rangés, bien pliés, les morceaux d'étoffe pour le ménage.

Les meubles de la chambre m'écrasaient de leur masse. Deux grandes armoires de bois sombre que je n'avais pas le droit de visiter mais où je découvris un jour un chapeau orné de fleurettes ayant appartenu à ma mère. A côté de l'une d'elles, le pot de chambre en métal, couvercle toujours fermé où, la nuit, on pouvait faire ses besoins sans être obligé de descendre au cabinet derrière la maison, côté jardins.

Deux lits aussi, de palissandre je crois, dont nous n'utilisions qu'un seul puisque je refusais de dormir sans ma grand-mère. Recouverts d'énormes édredons grenat qui, avec les bouillottes glissées au fond des draps, nous permettaient de résister quand le feu était éteint. Il faisait si froid dans la chambre que le lait dans sa "biche", posée dans le coin de la fenêtre, était recouvert d'une fine couche de glace. Et la fenêtre, elle,  s'ornait pendant la nuit, de dessins compliqués illuminés par le soleil du matin, arabesques où je voyageais encore avant de partir à l'école.

Mais j'ai beau chercher dans ma mémoire, pas trace de livres, ni de journaux, ni de revues. Une radio pourtant où j'entendis pour la première fois Le Loup, la biche et le chevalier et Les Enfants du Pirée. Je ne savais pas que l'année de cette dernière chanson était celle qui m'enlèverait ma grand-mère.

6 commentaires:

plumequivole a dit…

Quel est ce jeu, la clef de Saint-Georges ?

Cornus a dit…

Des miettes de scènes de vie qui sont proches de souvenirs racontés par ma mère.

karagar a dit…

tiens, les édredons, je les ai connus aussi, et c'est quoi le truc aux coulures?

CHROUM-BADABAN a dit…

C'était Mélina Mercouri : mon dieu que j'aime, ce port au bout du Monde ... !
C'était la chanson d'un film que je n'ai jamais vu et que je ne verrais sans doute jamais : Jamais le Dimanche !

Calyste a dit…

Plume : voir le lien https://www.planetanim.fr › jeu › la-cle-de-st-georges

Cornus : nous n'étions pas si loin que ça l'un de l'autre.

Karagar : la rigotte à la température ambiante se ramollie et coule.

Chroum : tu peux au moins en voir des extraits sur internet. Je crois d'ailleurs que j'en avais publié un.

plumequivole a dit…

Oui mais la rigotte ? Quid de la rigotte, that was the question !