dimanche 19 octobre 2014

Fiction (19)



- Tom a quelques années de moins que moi. Lorsque je l’ai connu, il sortait à peine de l’adolescence alors que moi j’étais déjà une adulte. Je ne sai  si vous croyez aux coups de foudre, mais, entre nous, ça y ressembla fort. Il était entré à l’université où j’étais professeur de français. Quand je l’ai vu au fond de l’amphithéâtre, si beau, si sain, dépassant tous les autres étudiants d’une bonne tête, avec son grand sourire sincère, j’ai été troublée. Profondément troublée. 

J’ai essayé de lutter contre ce trouble, de toutes mes forces : je ne m'adressais jamais à lui, ne le regardais que lorsqu’il avait la tête baissée sur ses notes et que j’étais sûr qu’il n’intercepterait pas mon regard. Lorsqu’en fin de cours, il s’approchait parfois de mon bureau pour demander un éclaircissement, je prétextais toujours un rendez-vous ou une affaire urgente à régler. J’avais tellement honte de ce que je ressentais : il était si jeune et j’étais mariée depuis plus d’un an. 

J’aimais mon mari mais pas de cette façon-là. Nous avions acheté une petite maison et nous apprêtions à vivre la vie de ceux de la classe moyenne hollandaise. Jusqu’à ce que je rencontre Tom, cela me paraissait douillet, confortable, rassurant.  Et puis tout fut bouleversé par ses yeux. La première fois que je m’enhardis à soutenir son regard, j’ai cru me noyer dans cette mer calme. J’étais à bout de force, je ne pouvais plus nier mon attirance. J’avais envie de me serrer contre lui, de sentir ses bras m’enfermer. Je voulais qu’il m‘enlève, qu’il m’emporte loin de l’université, loin de la petite maison, loin de ce triste confort. 

Elle s’arrêta pour boire une gorgée de sa boisson pétillante. 

- Tout cela doit vous paraître terriblement… comment dites-vus en français : « fleur bleue ? » pour une adulte de mon âge à cette époque. C’est pourtant ce que j’ai ressenti. Un soir, après le dernier cours, il s’est attardé à son bureau. Il feignait de rechercher des clés au fond de son sac. Moi, je tremblais de tous mes membres en rangeant les feuillets étalés sur ma table. Et puis il est descendu vers moi. Je me souviens que les escaliers de l’amphithéâtre grinçaient sous son poids. J’ai senti son parfum, frais, viril et j’ai rendu les armes. 

Quand nous nous sommes regardés, il n’y a pas eu besoin de mots. Il était timide, je l’impressionnais. C’est moi qui l’ai embrassé la première. Il avait les lèvres fraîches et puissantes quand il les a écrasées contre les miennes. Un homme enfant, brusque et maladroit dans son étreinte. Mais jamais je n’avais été aussi heureuse. Nous avons fait l’amour dans la salle, sans même trembler à l'idée que quelqu’un nous surprenne. Nous étions devenus fous, fous de nous-mêmes, de nos baisers, de nos caresses, de nos audaces. Et quand nous avons réajusté nos vêtements froissés, il m’a souri. J’aurais voulu mourir ce jour-là.

Pendant qu’elle parlait, elle revivait sa passion et ses pommettes s’étaient teintées de rose, sous l’effet de l’excitation ou des révélations intimes qu’elle était en train de me faire. 

- Bien vite, des professeurs et même d’autres étudiants s’aperçurent de notre amour. Nous faisions tout pour le cacher. Nous n’avons jamais renouvelé nos étreintes dans la salle de l’université. Nous nous retrouvions dans une autre ville, dans un hôtel où personne ne nous connaissait. Moi, je prétextais des réunions avec de collègues. Lui faisait croire à ses parents qu’il partait en randonnée à bicyclette. Malgré nos précautions, le bruit se mit à courir que nous étions amants. Un jour, mon mari l’apprit. Je ne lui ai pas menti. C’était bien le moins que je lui devais. Il crut d’abord à une passade sans lendemain, qu’il aurait pu me pardonner. Mais il comprit vite qu’il ne s’agissait pas de cela. 

Un jour, dans la ville où nous nous réfugions, Tom croisa un ami de son père. Le lendemain, ses parents étaient au courant et notre liaison éclata au grand jour. On lui interdit de me voir, il passa outre. On l’envoya étudier ailleurs, je le rejoignais dès que mes cours me le permettaient. Comment vous le dire : les difficultés avaient décuplé notre envie d’être ensemble. Nous étions malheureux l’un sans l’autre, si heureux allongés dans les draps froissés à regarder les rais de lumière lentement progresser sur le parquet alors que peu à peu nous sombrions dans un sommeil rassasié. 

Mais cela ne pouvait pas durer. Mon mari demanda le divorce et l’obtint facilement. Nous revendîmes la maison et je louai un studio minuscule aux abords de l’université où je continuais à donner mes cours. Mais, dans mon travail aussi, la situation se dégrada. Pendant que j’expliquais un texte classique de votre littérature à mes étudiants, je sentais confusément une ambiance plus lourde que quelques mois plus tôt. S’il s’agissait d’un poème d’amour, il arrivait que des rires sarcastiques fusent dans la salle. 

Notre société est tolérante mais elle a encore quelques tabous. On me jugeait : j’avais détourné un élève que l’on m'avait confié pour faire son éducation. Un jour, l’administration me convoqua et, sans aborder de front le fond du problème, on me fit comprendre qu’il serait bon que je postule pour un autre poste ailleurs. On avait justement entendu parler d’une chaire susceptible d’être vacante à Arnheim à la rentrée suivante.

Nous commandâmes un autre verre car je pressentais qu’elle avait encore bien des choses à me confier : elle ne m’avait pas encore parlé des enfants qu’elle aurait voulu et qu’elle n’avait pas pu avoir.

3 commentaires:

Cornus a dit…

Cette histoire d'étudiant-enseignant me rappelle deux cas bien réels dont le premier est très proche de celui que tu relates, mais inversé.

1) Un de mes profs d'université (qui fut mon directeur de thèse) était tombé amoureux d'une de ses étudiantes 23 ans plus jeune que lui (je n'ai pas les détails d'autant que c'était arrivé plusieurs années avant de le connaître et lui ne m'a jamais rien dit). Lui était déjà marié avec une enseignante que j'ai eu aussi comme enseignante de l'université et qui m'avait aussi un peu raconté sa vie. Il avait divorcé et s'était remarié. Une vie familiale un peu compliquée qui en apparence n'avait pas l'air de le chagriner plus que ça (en apparence, car il devait bien cacher son jeu).

2)Un peu plus limite, le cas d'un prof de français de lycée qui est tombé amoureux d'une de ses élèves, alors que celle-ci était mineure. On voit déjà le tableau qu'on croirait sorti d'une fiction. Il sortait avec la gamine, les parents étant au courant et elle prétendument consentante. Je ne sais pas dans le détail ce qui s'est passé, mais les parents ont fini par l'accuser de détournement de mineur. Du coup, il a été condamné et surtout mis à la porte de l'éducation nationale. C'est lui qui m'a raconté la chose quand j'habitais Chi*non. Il était passionné d'histoire et d'archéologie fluviale et s'était reconverti à 100 % dans l'écriture de livres et d'articles spécialisés. Il passait régulièrement me voir. C'était quelqu'un de bien et d'intéressant à mon niveau car il restait dans le "scientifique".

karagar a dit…

ah, je ne la voyais pas prof de fac, ton hollandaise.

Calyste a dit…

Cornus : ce sont des situations qui doivent se retrouver plus souvent qu'on ne le pense.

Karagar : il n'y a pas longtemps que je le sais...