samedi 6 mars 2010

La carte postale

Elle n'avait plus de pain: il fallait bien qu'elle sorte. Le dernier croûton, elle l'avait avalé la veille, trempé dans du lait. Ça lui avait fait son repas du soir avec une pomme. Elle pouvait se passer de beaucoup de choses mais ni de pain ni de pommes, même si les deux n'avaient plus aujourd'hui le même goût qu'autrefois, dans sa jeunesse et même un peu plus tard, au début de sa vie d'adulte, quand elle pensait encore possible de fonder un foyer et d'avoir des enfants. Rien de tout cela n'était venu et le pain, comme la pomme, avait perdu sa saveur d'antan.

La boulangerie était en cent mètres, sur le même trottoir. Elle s'arrangeait pour y aller à des moments où il n'y avait pas trop de monde. Une fois, elle n'avait pas fait attention à l'heure et s'était retrouvée avec une foule de gens, tous des employés, les hommes en noir avec des souliers pointus et les femmes portant toutes à la main une bouteille en plastique d'eau minérale. Ils s'achetaient des barquettes d'aliments qu'on leur réchauffait au magasin, dans un four électrique d'où ne sortait aucune odeur, et mangeaient debout sur le trottoir ou sur un banc du square le plus proche où elle allait aussi s'asseoir parfois, quand ils avaient regagné leurs bureaux et que les enfants n'étaient pas encore sortis de l'école.

Ce jour-là, il n'y avait personne dans le magasin, pas même une vendeuse. Quelle heure pouvait-il bien être? A la luminosité, elle pensa au début de l'après-midi. D'ailleurs, elle entendait derrière la paroi qui séparait la boulangerie de l'arrière-boutique les bruits de quelqu'un qui balayait. Bientôt un visage apparut, un peu humide de l'effort. "J'arrive, Madame, je ne vous avais pas entendu entrer!" C'est vrai qu'elle ne faisait pas beaucoup de bruit, ni chez elle ni à l'extérieur.

Autrefois, elle avait eu un chien, elle l'avait appelé Médor. Après tout, ce n'était pas un plus vilain nom que les autres. Il était affectueux et lui tenait bien compagnie. Mais il fallait le sortir au moins trois fois par jour et, dans cette immeuble sans ascenseur, descendre ses trois étages, c'était peu à peu devenu toute une expédition, avec l'âge. Et puis, même gentil, il aboyait parfois, pourquoi: il était le seul à le savoir, et elle n'arrivait pas toujours à le calmer. Quand il était mort, elle n'en avait pas pris d'autre. Ses jambes, et la modicité de sa retraite, ne le lui permettaient plus.

C'est de cette période, après la mort de Médor qu'elle avait changé. Auparavant, elle préparait des repas complets, pour elle et pour le chien, le même, partagé. Seule, elle n'en eut plus envie, ni le courage. Elle s'arrangeait avec ce qui lui tombait sous la main. De toute façon, elle n'avait pas grand appétit, surtout le soir. Alors, bien vite, le pain et les pommes constituèrent l'habituel de ses soirées. Pour nourrir un si petit estomac, il n'y avait pas besoin d'autre chose.

Sur le trottoir, en revenant, elle évita soigneusement toutes les crottes laissées par les chiens du quartier et se gara même dans le renfoncement d'une porte d'allée pour laisser passer un vélo, une trottinette et une groupe d'élèves qui sortaient de la piscine toute proche. De loin, elle vit le facteur sortir de son allée. L'été, c'était des remplaçants, qui ne connaissaient personne et ne s'attardaient pas à échanger quelques mots avec les locataires. Même le titulaire n'était pas très causant, mais au moins, il vous reconnaissait et vous saluait brièvement devant les boîtes aux lettres.

Tous les jours, elle regardait dans la sienne, par acquis de conscience car jamais on ne lui écrivait. Qui lui aurait écrit? Les seules choses qu'elle y trouvait, c'étaient les factures d'eau et d'électricité, son loyer et des publicités toujours plus nombreuses. Mon Dieu, quand on pensait au nombre d'arbres que cela représentait, tous ces prospectus qui finissaient à la poubelle. Elle, elle les montait jusqu'à sa cuisine et les feuilletait quand elle avait un moment. Elle aimait bien, surtout au moment de Noël, les catalogues de jouets. Elle n'en avait pas eu beaucoup dans son enfance, ses parents n'étaient pas riches, et elle se rattrapait maintenant en regardant un instant ces poupées roses qui coûtaient tout de même bien cher et tous ces appareils électroniques qui la fascinaient mais dont elle aurait été bien embarrassée si elle en avait tenu un entre les mains. C'était pour les jeunes, tout ça.

Elle s'apprêtait à refermer machinalement la petite porte de métal peinte en vert lorsqu'elle vit, au fond de la boîte, bien à plat, un mince rectangle plus clair qu'elle avait failli ne pas apercevoir. Une carte postale! Était-ce possible? Qui pouvait bien lui écrire? Qui pouvait bien avoir pensé à elle? Ses doigts tremblaient lorsqu'elle l'extirpa de la boîte. Pourvu que ce ne soit pas de mauvaises nouvelles! Mais de qui? Tous ceux qu'elle connaissait et auxquels elle tenait étaient morts, depuis longtemps pour la plupart. Malgré tout, l'habitude de s'inquiéter devant ce qui n'est pas habituel... Même si elle pensait bien que, si c'étaient de mauvaises nouvelles, on n'aurait pas utilisé une carte postale pour l'avertir.

Elle ne la retourna pas tout de suite pour la lire. Prendre son temps. Si c'était un message d'amitié, il n'y en avait pas eu depuis très longtemps et il n'y en aurait peut-être plus. Alors, il fallait profiter de l'instant, faire durer l'incertitude, imaginer, rêver. L'illustration représentait un bord de mer, un petit port au soleil couchant où quelques barques échouées sur le sable mettaient des notes agréables de couleurs un peu passées. Le temps était calme, le port s'endormait, il n'y avait pas une seule silhouette sur la photographie. En haut, à gauche, une inscription dans une langue étrangère, de l'espagnol sans doute mais elle ne connaissait pas suffisamment pour être sûre.

Quand elle la retourna, elle lut d'abord le texte de la correspondance, déçue de le trouver si court. Elle aurait préféré des pattes de mouche couvrant toute la surface disponible mais un signe d'amitié, c'est un signe d'amitié, même en trois mots. "Souvenirs de ..." Suivait un mot illisible, le nom du petit port sans doute, qui commençait par un C mais dont elle ne put déchiffrer les autres lettres. Celle qui avait écrit ces trois mots s'appelait Nicole. C'était écrit en bas, en guise de signature. Nicole? Qui était cette Nicole? Elle se dit que sa mémoire lui jouait encore un de ces tours dont elle avait de plus en plus l'habitude, qu'elle ne voyait pas pour l'instant mais que cela allait lui revenir, un peu plus tard, pendant qu'elle ferait sa vaisselle ou au milieu de la nuit, en la réveillant comme s'il s'agissait d'une urgence.

Elle voulut alors vérifier que l'on avait orthographié correctement son nom. Il se terminait pas un T et tout le monde, y compris ses amis les plus proches l'écrivaient avec un S, ce à quoi elle n'avait jamais pu s'habituer. Ce n'était pourtant pas bien compliqué de mettre un T à la place d'un S! Mais ce qu'elle lut sur les lignes tracées pour y inscrire l'adresse, en dessous d'un joli timbre représentant une femme en costume folklorique, ce n'était pas son nom, ni avec un T ni avec un S. La carte postale était adressée à une certaine Simone Da Cruz. Le facteur s'était trompé, il n'avait pas mis le courrier dans la bonne boîte. Mais il n'y avait personne dans l'immeuble à porter ce nom-là, elle en était sûre. Le dernier arrivé, et c'était déjà vieux de deux ans, avait un nom polonais. Il lui suffit d'un coup d'œil sur les plaques métalliques pour s'assurer que sur aucune n'apparaissait le nom de Da Cruz.

Que faire? Dans le quartier non plus, elle ne connaissait personne de ce nom. Aller à la poste? Rendre le courrier en expliquant l'erreur? Mais était-ce bien une erreur? Elle-même s'appelait Aucat: rien à voir avec Da Cruz, même si les deux patronymes étaient courts. Le facteur n'avait pas pu se tromper! Et s'il avait voulu purement et simplement se débarrasser de cette carte adressée à un numéro où personne de ce nom n'habitait? Quand elle était petite, un des facteurs, qui arrosait toujours copieusement ses tournées, se débarrassaient des dernière lettres de sa sacoche en les déposant sur une haie, toujours la même, si les habitations des destinataires l'obligeaient à parcourir un chemin un peu trop long pour ses membres avinés. Les enfants, à la sortie de l'école, finissaient son travail pendant qu'il cuvait ses vapeurs d'alcool dans un coin de champ à l'ombre.

Alors, elle prit sa décision, sans réfléchir, sur un coup de tête. Elle se sentit bien folle de se comporter ainsi à son âge mais l'excitation causée par ce qu'elle faisait lui plaisait aussi, comme si elle était en train de commettre le dernier péché de sa vie. Elle mit la carte dans sa poche et décida que c'était à elle qu'on l'avait envoyée, qu'après tout elle pouvait bien s'appeler Da Cruz plutôt que Aucat (qui cela gênerait-il?)et que des Simones elle avait dû en connaître plusieurs dans sa vie. Alors pourquoi l'une d'entre elles ne lui aurait-elle pas écrit, des années plus tard, en retrouvant son adresse par hasard? Elle regarda tout de même autour d'elle pour vérifier que personne ne l'avait vue et se hâta de remonter ses trois étages.

Dans sa cuisine, un peu essoufflée, elle rangea le pain dans son placard et relut le petit mot envoyé de l'étranger, détailla davantage le costume de la dame sur le timbre, trouva des allures distinguées à la graphie employée et se dit que, finalement, elle avait une amie bien sympathique. Alors elle fixa le petit carton sur la porte de son réfrigérateur avec un aimant, bien au milieu, bien à la hauteur de ses yeux, de façon à toujours pouvoir la voir de sa place à table, à grignoter sa maigre assiette en profitant de la caresse des derniers rayons du soleil sur un port espagnol. Car, c'est sûr, c'était en Espagne.

5 commentaires:

KarregWenn a dit…

Magnifique et bien mélancolique. Très belle histoire, merci à toi.

oceania a dit…

Une petite musique intime.
Pourquoi petite ?
Une petite qui fait exister la grande,
mais c'est de la petite que "ça" part,
un "ça" ciselé, détouré
dans les courbes et la pointe du coeur,
douceur et acidité;
précision et andante de la progression.
Merci.

Cornus a dit…

Ton texte m'a mis les larmes aux yeux, parce que j'y ai vu des choses que j'ai ressenties, peut-être à tort, avec ma grand-mère paternelle ou avec ma grand-tante. Ces dernières n'étaient certes pas abandonnées comme semble l'être cette vieille dame, mais elles vivaient seules, et parfois il devait y avoir de ce que tu décris.
Je suis donc très touché. Bravo et merci.

karagar a dit…

Belle histoire en effet, très vraisemblable.

Calyste a dit…

Merci à tous.