vendredi 8 janvier 2010

Une photo

Une photo retrouvée. Donnée par Georges. Juin 1996, chez Kicou. Dans la cave voûtée du XVI° siècle. Au fond, on aperçoit, à l'extrémité de la lumière du flash, la porte qui ouvre sur le jardin. Il fait nuit. Quatre amis assis. Je sais que c'était sur un banc, mais on ne le voit pas. Une cinquième personne est coupée par le bord de la photographie: c'est Hélène, en pull blanc, le visage tendu, inquiet, comme souvent. Elle sert les bras autour de son torse.

A l'autre extrémité de la photo, presque dans l'ombre lui aussi, Nicolas. Il semble bronzé ou bien avait-il déjà suffisamment bu pour que l'alcool enflamme son visage. Il fixe, interrogateur, quelqu'un que l'on ne voit pas et la mimique de ses lèvres fait supposer qu'il s'apprête à répondre. A l'époque, il n'avait pas encore grossi.

Près de lui, sur sa droite, Isabelle, en pull blanc également. Ce devait être un mois de Juin un peu frais. Elle a le visage projeté en avant, le regard fasciné par ce qu'elle voit. Elle est bien peignée, comme toujours. Sa main gauche, handicapée, repose sur son giron. De l'autre, la droite, n'apparaissent que deux doigts, l'index et le majeur, écartés comme pour reproduire le signe de la victoire. Derrière son extrême concentration, on sent tout un monde intérieur, peut-être de souffrance, peut-être d'exaltation, un univers violent et rentré.

Près d'Hélène, sur la gauche du cliché, Kieran, un ami anglais de l'époque, qui se révéla, au fil du temps un profiteur toujours près à vider le réfrigérateur des bières entreposées quand il venait suivre sur mon téléviseur les matchs du tournoi des cinq nations. Parfois aussi, il fallait lui prêter de l'argent. Je n'ai jamais pu récupérer la totalité de ce qu'il me doit. C'est le seul qui ait disparu de mon horizon. Habillé de noir, comme toujours, le bouc bien taillé, les avant-bras découverts et croisés l'un sur l'autre, il semble m'observer avec attention.

Tous ont un air sérieux, attentifs, concentrés. Le buste d'enfant joufflu en plâtre qui décore la niche derrière nous (le père de Kicou était professeur aux beaux-Arts) esquisse un vague sourire très "jocondien". Le seul à vraiment sourire grandement, c'est moi. Moi de l'époque, un autre moi. J'avais les cheveux mi-courts et à la teinte brune apparemment unifiée par des moyens artificiels: si je laissais apparaître mes cheveux blancs, déjà très nombreux sur les tempes, et uniquement là, j'avais l'air d'un caniche. Je trichais donc un peu. Depuis, la neige s'est installée uniformément et je ne trouve pas que ce soit si laid que cela.

Je porte le même type de lunettes qu'aujourd'hui, rectangulaires, à la monture en acier. Le sweet dont j'ai moi aussi remonté les manches jusqu'aux coudes (je ne supporte pas le contact des vêtements sur les avant-bras), je l'ai encore, pour faire des travaux. Je ne le porte plus à l'extérieur. Je tends la main en avant, en signe de bienvenue, comme si je voulais y serrer celle de quelqu'un d'autre. La lumière du flash fait ressortir la pilosité de mes bras que je ne pensais pas si importante. Mais c'est mon visage, surtout, que je reconnais sans le reconnaître.

J'avais quarante-quatre ans. Je souriais (à qui ? Sans doute à Pierre). Le sourire amplifiait mes fossettes et accentuait la proéminence de mon menton. Je parais bronzé, moi aussi. J'ai bonne mine. Je me plais, ce qui est rare. Sans doute, devant une situation problématique que les autres semblent redouter si l'on en croit leurs expressions, ai-je comme d'habitude réagi en faisant le clown, en détournant ainsi le mauvais ange qui passait, en prenant sur moi de paraître idiot plutôt que triste.

J'ai l'air heureux ce soir-là. Je l'étais, sans doute. Six ans plus tard, au même endroit, nous fêtions mes cinquante ans. Nous venions d'apprendre le cancer de Pierre. Il avait fallu toute la persuasion et la tendresse de Kicou pour me convaincre d'accepter de réunir une vingtaine d'amis choisis.

J'aime cette photo parce que j'y suis détendu, parce qu'elle me rappelle une période avec ces soucis, certes, mais encore inconsciente des maux à venir. Aujourd'hui, j'ai retrouvé la joie de vivre. Mais sais-je encore sourire comme ça?

6 commentaires:

Anonyme a dit…

C'est un beau billet... enfin, qui me touche.

karagar a dit…

J'aime la description de ces personnages, de ce que leur corps ou attitude laissent percer de leurs préocuppations. Et je me rends compte à te lire, que lorsque je vois une photo ancienne de moi, je reste assez extérieur, je ne me replonge pas autant dans l'état d'esprit de ce moment figé, mais évidemment, les évennements de ta vie te poussent à le faire, sans doute... Belle lecture en tout cas.

D. Hasselmann a dit…

Il aurait été redondant de publier la photo qui est ici décrite avec en plus les sentiments qu'elle inspire : le cliché passe le temps, les personnages ont laissé un écrit outre leur image.

Lancelot a dit…

Il est vrai que dans ces conditions, il est bien plus intéressant de s'entendre décrire une photo plutôt que de la regarder soi-même.
Calyste en Caniche ? J'aurais TUE pour voir ça.... ;-)

KarregWenn a dit…

Lancelot > Il peut encore le faire, il suffit qu'il colore en brun les tempes neigeuses... Caniche en négatif ! Après ça tu le poses sur une luge...oui il y a sûrement motif à tuer pour vooir ça !
Rhooo j'ose à peine signer ça.

Calyste a dit…

J'ai hésité à mettre la photo. Ce qui m'a arrêté, c'est que je ne voulais pas que l'on me lise en cherchant simplement la ressemblance avec le cliché. C'est une interprétation, la mienne, de cette photo. Chacun y verrait sans doute tout autre chose.