dimanche 10 novembre 2024

Le jeudi et le dimanche

Le jeudi et le dimanche, ma tante Rose, qui était la sœur aînée de ma mère, et qui était aussi jolie qu’elle, venait déjeuner à la maison, et me conduisait ensuite, au moyen d’un tramway, jusqu’en ces lieux enchantés.

On y trouvait des allées ombragées par d’antiques platanes, des bosquets sauvages, des pelouses qui vous invitaient à vous rouler dans l’herbe, des gardiens pour vous le défendre, et des étangs où naviguaient des flottilles de canards. On y trouvait aussi, à cette époque, un certain nombre de gens qui apprenaient à gouverner des bicyclettes : le regard fixe, les mâchoires serrées, ils échappaient soudain au professeur, traversaient l’allée, disparaissaient dans un fourré, et reparaissaient, leur machine autour du cou. Ce spectacle ne manquait pas d’intérêt, et j’en riais aux larmes. 

Mais ma tante ne me laissait pas longtemps dans cette zone dangereuse : elle m’entraînait – la tête tournée en arrière – vers un coin tranquille, au bord de l’étang. Nous nous installions sur un banc, toujours le même, devant un massif de lauriers, entre deux platanes ; elle sortait un tricot de son sac, et j’allais vaquer aux travaux de mon âge. Ma principale occupation était de lancer du pain aux canards. Ces stupides animaux me connaissaient bien. Dès que je montrais un croûton, leur flottille venait vers moi, à force de palmes, et je commençais ma distribution. Lorsque ma tante ne me regardait pas, tout en leur disant, d’une voix suave, des paroles de tendresse, je leur lançais aussi des pierres, avec la ferme intention d’en tuer un. Cet espoir, toujours déçu, faisait le charme de ces sorties, et dans le grinçant tramway du Prado, j’avais des frémissements d’impatience.

Mais un beau dimanche, je fus péniblement surpris lorsque nous trouvâmes un monsieur assis sur notre banc. Sa figure était vieux rose ; il avait une épaisse moustache châtain, des sourcils roux et bien fournis, de gros yeux bleus, un peu saillants. Sur ses tempes, quelques fils blancs. Comme de plus, il lisait un journal sans images, je le classai aussitôt parmi les vieillards.

Marcel Pagnol, La Gloire de mon père.

2 commentaires:

Cornus a dit…

Ah oui, tu fais revenir un petit souvenir de ce passage...

Calyste a dit…

Je connais mieux Le Château de ma mère pour l'avoir fait étudier à mes élèves jusqu'à plus soif ...