Elsie, ma femme, dit avec une vivacité inouïe :
- Mais c’est stupide ! Comment pourront-ils nous exterminer puisque nous allons gagner la guerre ?
Je la regardais, béant. Je n’avais pas réfléchi à cela, je ne savais plus que penser. Je détournais la tête et je dis :
- C’est un ordre.
- Eh bien ! dit-elle à voix basse et avec une incroyable violence, il fallait refuser d’obéir.
Je criai presque :
- Mais, Elsie !... C’est contraire à l’honneur !
- Et ce que tu fais ?
- Un soldat, refuser d’obéir ! Et d’ailleurs, ça n’aurais rien changé ! Si j’avais refusé d’obéir, quelqu’un d’autre l’aurait fait à ma place !
- Oui mais toi, toi tu ne l’aurais pas fait.
- Tu n’as pas le droit de parler ainsi ! Tout ce que j’ai fait, je l’ai fait sur ordre ! Je n’en suis pas responsable !
- C’est toi qui le fait !
Je la regardai, désespéré:
- Tu ne comprends pas, Elsie. Je ne suis qu’un rouage, rien de plus. Dans l’armée, quand un chef donne un ordre, c’est lui qui est responsable, lui seul. Si l’ordre est mauvais, c’est le chef qu’on punit, jamais l’exécutant.
- Ainsi, dit-elle, avec une lenteur écrasante, voilà la raison qui t’a fait obéir : tu savais que si les choses tournaient mal, tu ne serais pas puni.
Je criais :
- Mais je n’ai jamais pensé à ça! C’est seulement que je ne peux pas désobéir à un ordre. Comprends donc! Ça m’est physiquement impossible !
- Alors dit-elle avec un calme effrayant, si on te donnait l’ordre de fusiller tes enfants, tu le ferais!
- Mais c’est de la folie, jamais on ne me donnerait un ordre pareil!
- Et pourquoi pas? On t’a bien donné l’ordre de tuer des petits enfants juifs ! Pourquoi pas les tiens? Tu le ferais, dit-elle avec violence, tu le ferais!
Je ne sais pas ce qui se passa alors, je jure que je voulais répondre : " Naturellement pas ", je jure que j’en avais l’intention la plus nette et la plus formelle et au lieu de cela, les mots s’étouffèrent brusquement dans ma gorge et je dis :
- Naturellement. "
Robert Merle, La Mort est mon métier.
mardi 6 mars 2012
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6 commentaires:
Un livre très fort, qui m'a profondément marqué. De ces livres qui forgent une conscience.
J'ai le souvenir dans le récit de cet homme "consciencieux sans conscience" qui devint le commandant du camp d'extermination d'Auschwitz, qu'il rentrait chaque soir dans son foyer et s'installait tranquillement au piano..
Vous qui vivez en toute quiétude
Bien au chaud dans vos maisons
Vous qui trouvez le soir en rentrant
La table mise et des visages amis
Considérez si c'est un homme
Que celui qui peine dans la boue,
Qui ne connait pas de repos,
Qui se bat pour un quignon de pain,
Qui meurt pour un oui pour un non.
Considérez si c'est une femme
Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux
Et jusqu'à la force de se souvenir,
Les yeux vides et le sein froid
Comme une grenouille en hiver.
N'oubliez pas que cela fut,
Non, ne l'oubliez pas:
Gravez ces mots dans votre coeur.
Pensez-y chez vous, dans la rue,
En vous couchant, en vous levant;
Répétez-les à vos enfants.
Ou que votre maison s'écroule;
Que la maladie vous accable,
Que vos enfants se détournent de vous.
PRIMO LEVI
Jean-Pierre: je suis d'accord avec vous, c'est sans doute un des livres qui m'a le plus marqué dans ces dernières années. Je ne connaissais pas ce texte de Primo Levi. Merci à vous et bienvenue ici.
Merci ! voici quelques jours je suis arrivé par hasard sur ce site sur un poème de Erri de Luca. j'aime alors je reviens..
Jean-Pierre: aurais-je enfin trouvé quelqu'un qui aime Erri de Luca ?
J'ai beaucoup aimé "le poids du papillon" et "Montedidio"
Jean-Pierre: je n'ai pas lu le premier. Je crois que celui que je préfère est Tre Cavalli (Trois Chevaux).
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