mardi 11 octobre 2011

Des mains et des souliers

La langue anglaise n'a jamais été ma tasse de thé. J'ai déjà expliqué pourquoi: lycée trop sélect où les fils de grands bourgeois allaient régulièrement en Grande-Bretagne pour parfaire leur accent, d'où assimilation de ma part (et à tort, je le sais aujourd'hui) de la langue de Shakespeare avec une caste sociale que je méprisais (et qui me le rendait bien), méthodes archaïques basées exclusivement sur l'écrit, sur l'anglais littéraire et sur l'apprentissage de listes interminables de verbes irréguliers. J'ai même cru longtemps être handicapé du côté langues vivantes, jusqu'à ce que, adulte, j'apprenne l'italien les doigts dans le nez.

J'ai donc subi des années durant ces cours où je m'ennuyais à mourir et tous ces professeurs que je n'aimais pas. Sauf un. Et l'exception est de taille. Il aurait pu être mon "maître", comme mon professeur de français dont j'ai déjà parlé. Il le fut aussi, d'une tout autre manière.

Cet homme d'un âge déjà avancé lorsque je l'ai connu (il devait cependant être un peu plus jeune que moi actuellement, ce qui relativise les choses!) était fils de métallo, donc issu d'une famille très prolétaire. Il était impressionnant aussi bien par la taille que par son aspect sévère et sa voix forte. Lorsque les élèves le voyaient apparaître sur la liste de leurs enseignants, rares étaient ceux qui n'appréhendaient pas une année avec lui.


Un autre détail physique le rendait encore plus angoissant. Imaginez une sorte d'Erich Von Stroheim dans la Grande Illusion et remplacez la minerve par une main toujours de noir gantée au bout d'un bras que nous n'avons jamais vu autrement que plié à angle droit. Sans doute avait-il une prothèse au niveau du coude, mais à cet âge-là, je n'en savais pas tant et ce bras, au début, me terrorisait. Pour lui en faciliter la tenue, nous devions, à chaque devoir, plier nos copies en deux dans le sens de la longueur et les lui glisser entre ce qui semblait être un pouce et la paume de la main, comme on le ferait d'un courrier dans la fente d'une boîte aux lettres.

Lorsqu'il nous rendait ces copies corrigées, elles réapparaissaient au même endroit, dans la même position. Il se mettait au milieu de la salle disposée en petit amphi et distribuait à leurs propriétaires uniquement celles qui avaient eu une note qui lui paraissait convenable. Les autres, il les lançait à terre et les élèves plus moyens, voire faibles comme moi, devaient aller les y récupérer pendant qu'il regagnait, imperturbable, sa chaire surélevée.

Une autre de ses marques de mépris était liée à sa cigarette. A cette époque lointaine, certains enseignants fumaient pendant leurs cours et personne n'y trouvait rien à redire. Il allumait sa cigarette au moyen d'une allumette tirée d'une boîte qu'il tenait je ne sais comment et, après avoir inhalé la première bouffée, tendait l'allumette encore en feu par dessus son bureau, en direction du premier rang des élèves. L'un d'entre eux devait escalader son pupitre pour souffler sur la flamme et éteindre l'allumette. Mon voisin à ce rang-là fut longtemps un fils de médecin qui, carpette, se précipitait pour avoir l'honneur d'être le premier à se plier aux volontés du maître, maître qui, en retour, ne l'en méprisait que davantage.

Un jour, le fils du médecin était absent. Von Stroheim se livra ce jour-là à son jeu favori mais, lorsqu'il me tendit l'allumette, je ne bronchai pas. Il me regarda longuement mais je ne cédai pas et il finit par l'éteindre lui-même pour ne pas se brûler le bout des doigts. Je crois que c'est de cet instant que date le respect que, malgré ma nullité crasse dans la matière qu'il enseignait, il m'a toujours manifesté.Il m'avait testé et avait sans doute espéré que je réagirais de cette façon. C'était les fils de grands bourgeois qu'il méprisait, pas les fils de mineurs.

Un jour, il nous parla de lui. Pourquoi ce jour-là, lui qui était si froid et lointain? C'est alors que j'ai appris ses origines mais surtout l'amour qu'il portait à la peinture. Il se mit à nous décrire les tableaux que Van Gogh consacra aux "Souliers" des gueux, des pauvres, des rejetés. Bien mieux qu'une leçon d'anglais, j'ai eu ce jour-là ma première leçon d'art en même temps que ma première de politique. Et je me suis mis à aimer cet homme qui m'avait fait comprendre que même un fils d'ouvrier complexé au milieu du gratin ambiant pouvait s'ouvrir à la culture et même y avait droit.

Quelques années plus tard, alors qu'il était déjà à la retraite et que je passais non loin du village où il possédait une maison de campagne, je suis allé lui rendre visite. Un vieillard encore digne qui me reconnut tout de suite et m'invita à boire un verre. Dans cet autre cadre, il paraissait plus humain, ou bien était-ce l'âge qui l'avait patiné ou moi qui avais mûri. Ce fut la dernière fois que je le vis. Aujourd'hui, chaque fois que j'ai affaire à van Gogh, c'est à lui que je pense et à la façon bourrue qu'il avait eu d'exprimer sa tendresse.

10 commentaires:

Valérie de Haute Savoie a dit…

Ce sont aussi les professeurs les plus sévères qui m'ont marquée. J'aimais leur rigueur et bien souvent leur vraie culture. Les sévères n'étaient pas forcément méchants. J'avais horreur de la méchanceté.

Cornus a dit…

Très curieux et énigmatique ce professeur. Et il y avait déjà beaucoup d'ingrédients chez le gamin Calyste que nous connaissons aujourd'hui.

Kynseker a dit…

Très beau billet ! On y était avec vous dans cette classe, parmi tous ces suffisants qui hantent aussi mes propres études (parfois grâce au bras long de papa).

Calyste a dit…

Valérie: j'ai toujours pensé que des enfants de cet âge avaient besoin d'un cadre précis où se situer, cadre qui, aujourd'hui, leur manque bien souvent en famille.

Cornus: Tiens, tiens! Lesquels?

Kynseker: merci! A quand le billet chez vous sur ce sujet?

Cornus a dit…

tes côtés non moutonier, indépendant, hors des sentiers battus, ton esprit critique, ta pugnacité, ta liberté

Calyste a dit…

Cornus: et un brin de sale caractère aussi, à ne pas oublier...

Cornus a dit…

Mais beaucoup de monde a sale caractère, Calyste et il n'est pas si sûr que tu sois pire que la moyenne.

Calyste a dit…

Cornus: pas pire mais pas meilleur non plus, même si ça n'apparaît pas beaucoup dans ce blog.

Georges a dit…

"tes côtés non moutonier, indépendant, hors des sentiers battus, ton esprit critique, ta pugnacité, ta liberté"

j'adhère!
Très beau texte, je suis partie avec toi.

Calyste a dit…

Georges: j'espère que le chemin sera long ensemble! Bises.