vendredi 16 septembre 2011

Inventaire

Quinze jours de cours, déjà. Les perceptions s'affinent au fil des semaines. Il y a ceux que l'on repère tout de suite, qui vous voient dix fois par jour et qui vous disent bonjour dix fois par jour. Compréhensible en sixième, mais, plus tard, ça fait un peu lèche-cul. Ceux qui vous testent en posant des questions anodines sur lesquelles ils espèrent vous voir chuter. Les cartésiens qui prennent tout au pied de la lettre, ceux qui se cachent derrière le voisin de devant pour bavarder, en croyant qu'on ne les voit pas, ceux qui ne comprennent rien, ceux qui croient tout savoir, ceux qui s'en moquent comme de leur premier T-shirt et ne prennent même pas la peine de camoufler leurs bâillements, ceux qui se croient encore à la plage et confondent leur chaise avec un hamac, ceux qui ont renoncé et décidé qu'ils ne comprendraient jamais rien, ceux qui veulent à tout prix vous faire plaisir en levant constamment la main, même s'ils n'ont rien à dire, les nouveaux au collège qui assoient leur personnage de petit dur ou essaient de se faire oublier, les angoissés qui viennent vous voir à la fin des cours, les dyslexiques dont les parents demandent déjà des rendez-vous pour vous sortir un dossier complet rédigé par un orthophoniste au langage obscur et à la prétention de vous apprendre votre métier, ceux que vous avez déjà eus les années précédentes et qui ont tellement grandi que c'est à peine si on les reconnaît, ceux qui arrivent constamment en retard, ceux qui surveillent l'arrivée du prof au bout du couloir, ceux qui ont toujours envie d'aller aux toilettes, ceux qui se trompent de salle ou d'horaire, ceux qui oublient leurs affaires, ceux qui vont faire mourir dix fois leur grand-mère dans l'année pour expliquer qu'ils n'ont pas pu faire leur travail, ceux qui semblent vous écouter alors qu'ils sont à des lieues de là, perdus dans leurs rêveries ou dans un univers vide, ceux qui font des dessins sur la table, ceux qui s'endorment tranquillement en attendant la sonnerie libératrice, ceux qui voudraient bien mais qui ne peuvent point, ceux qui pourraient bien mais qui ne veulent pas, ceux qui se demandent, ou qui vous demandent, à quoi tout cela peut bien servir, ceux qui sont curieux de tout, ceux qui ont du vocabulaire et ceux qui n'en ont pas, enfin pas le même que vous, ceux qui n'ont jamais touché un dictionnaire, ceux qui vous font penser à des poissons dans un aquarium, ceux qui revendiquent, ceux qui contestent, ceux qui ont trop chaud, ceux qui ont trop froid, ceux qui prennent les feuilles à l'envers, ceux qui n'en n'ont jamais, ceux qui savent lire et ceux qui voudraient faire semblant, ceux qui se grattent, ceux qui puent dans leurs vêtements de sport, ceux qui écrivent de la main droit et ceux qui écrivent de la main gauche, ceux qui savent suivre une ligne et ceux qui préfèrent l'ondulation, ceux (celles) qui font leurs points sur les i comme des lunes pleines, ceux qui vous demandent de quelle couleur on souligne, ceux qui veulent savoir combien de carreaux il faut sauter, ceux qui font tomber leur règle, ceux qui se proposent toujours pour remplir les mots d'absence ou pour aller chercher le cahier de texte de la classe, ceux qui sèment à tout vent, ceux qui oublient leur veste, ceux qui captent le soleil sur le métal de leur montre pour vous l'envoyer dans la figure, ceux qui font grincer les pieds de leur chaise, ceux qui demandent un mouchoir, ceux qui vous fixent, espérant vous faire baisser les yeux, ceux dont vos collègues vous parlent déjà en disant "tes élèves" parce que vous êtes le professeur principal, ceux qui n'aiment pas la nourriture de la cantine, ceux qui se plaignent qu'il n'y a jamais de papier aux toilettes, ceux qui passeraient leur vie à l'infirmerie pour éviter les interrogations écrites, ceux que l'on convoque à la direction, ceux qui laissent traîner leur cartable au milieu de l'allée, ceux qui copient derrière leur mèche de cheveux, ceux qui font des expériences derrière leur trousse, ceux qui prennent leur doigt pour un cure-dents, ceux qui prennent leur nez pour un garde-manger, ceux qui ne rendront jamais une copie propre, ceux qui mettent dix minutes à tracer un tableau et n'ont plus le temps de remplir ce tableau, ceux qui pètent, ceux qui rotent, ceux qui ont faim, ceux qui ont soif, ceux qui vérifient si votre braguette est fermée, ceux qui vous tournent le dos, ceux qui se balancent, ceux qui voudraient bien avoir un livre pour deux parce que le cartable est trop lourd (en plus, avec la trottinette...), ceux qui sentent le tabac, ceux dont on se demande ce qu'ils ont fumé, ceux qui balancent de l'encre, ou des boulettes, ceux qui plantent des aiguilles au plafond avec une sarbacane, ceux qui ont les doigts pleins d'encre, ceux qui toussent, ceux qui reniflent, ceux qui pleurent (rares), ceux qui écrivent et veulent à tout prix vous montrer un talent qu'ils n'ont pas, ceux qui se plaignent de l'odeur de la classe et n'aèrent jamais, ceux dont les parents vous expliquent les difficultés en remontant à leurs premiers vagissements, ceux qui ont deux (ou trois) adresses, ceux qui ne voient jamais leur père, ceux qui finissent vite (souvent trop vite) leur contrôle pour pouvoir lire, ceux qui passent tellement inaperçus qu'on met des semaines à se souvenir qu'ils sont dans votre classe, ceux dont on se demande s'ils font exprès.

Et puis deux ou trois sur lesquels on n'a rien à dire. Une année normale, quoi!

10 commentaires:

Cornus a dit…

Eh bien dis donc, ce n'est pas de la tarte (à la semoule). Mais je sais à quel point tu as raison. Il y a quand même des tonnes de claques qui se perdent. Enseigner au collège mérite des médailles à la pelle. Je ne plaisante pas, je sais combien c'est difficile. Je pense que pour ma part, j'aurais énormément de mal même si je n'ai jamais essayé.

Autrement, je me demande si tu n'aurais pas battu ton record de la phrase la plus longue.

laplumequivole a dit…

Et pas l'ombre du bout de la queue d'un raton-laveur ?

zeus_antares a dit…

Une partie non négligeable de ton inventaire très fouillé se retrouve au lycée... Il ne reste plus au professeur qu'à mettre un nom sur tous ces visages rapidement. C'est à dire pas avant les vacances de Noël en ce qui me concerne!

Calyste a dit…

Cornus: c'était dit avec humour. La situation n'est tout de même pas aussi désespérée.

La Plume: pas encore décelée, non! Je te tiens au courant...

Zeus: oui, je m'en doute. Chacun son tour!

Cornus a dit…

Bien sûr Calyste, cela ne m'avair pas échappé... mais il n'empêche que je suis impressionné.

Calyste a dit…

Cornus: par la longueur de la phrase? :-)

Christine a dit…

Tout cela est juste.. mais la question que je me pose désormais, à chaque fois que je rentre dans mes classes, c'est:
"Comment faire de ces gosses des citoyens lucides et libres, qui ne voteront pas Marine Le Pen, parce qu'il ne reste plus qu'elle devant le petit Sarko? Comment faire de ce que j'enseigne le "gai savoir" et comment enseigner l'effort, la persévérance et montrer qu'on n'est jamais seul(e), quand on a, rivée au ventre, l'envie de toujours se cultiver?"

Qu'a fait notre société de l'Ecole?

Calyste a dit…

Christine: un fourre-tout!

D. Hasselmann a dit…

Belle analyse inventive ou récréative d'une réalité reflétant l'attitude que l'on a face à l'école et celle que l'école produit sur ceux qu'elle accueille.

Luc Chatel n'a jamais conduit une classe de sa vie. Comme si un conducteur de TGV n'avait jamais expérimenté auparavant un train "normal".

Calyste a dit…

Dominique: au train où vont les choses, je suis heureux de descendre à une des prochaines gares!