Il s'appelait Henri. C'était un être presque difforme, à cause d'une maladie, je ne sais pas laquelle, qui avait atrophié le bas de son corps, réduisant ses jambes à de pauvres bâtons soutenus par une canne à l'aide de laquelle, péniblement, il avançait. Comme pour compenser, le tronc était impressionnant de force physique, et ses mains, ses belles mains aux rebords ourlés de poils noirs, dégageaient une puissance effrayante.
C'est le premier professeur que j'ai eu à mon entrée en sixième, celui qui m'a accueilli dans ce grand lycée où j'allais passer huit ans, dont trois avec lui, celui dont j'avais rêvé la veille, étrangement semblable dans cette même salle entr'aperçue en songe. Lorsqu'il était assis à son bureau surélevé par une estrade, il était impressionnant, une sorte de Jupiter tonnant au doux regard et au verbe intelligent.
Il m'a appris le latin, le grec, l'amour de la littérature, me faisant découvrir le plaisir de lire de vrais auteurs. Il m'a inculqué la logique et la primauté du raisonnement, le dégoût pour la facilité et la joie de l'effort intellectuel. Il pouvait être dur parfois, il était toujours exigeant. Je lui dois ce que je suis, à lui plus qu'à tout autre. Il a été mon maître, au sens le plus noble du terme.
Dès le début, il m'avait pris en grande affection, allant même jusqu'à m'offrir des vacances sous la tente, à moi dont les parents étaient bien incapables de les financer. Il m'avait donné un surnom affectueux, à moi seul réservé. Des étés avec lui, à découvrir le jeu du foulard, à marcher dans la campagne de Haute-Loire, à s'initier au cinéma par les projections qu'il organisait pendant ces camps ou dans l'année dans un local où il avait installé une sorte d'association culturelle réservée aux élèves qui le suivaient.
J'ai appris longtemps après qu'il avait une réputation bien établie dans le monde de l'éducation où, pourtant, le grenouillage ne manque pas. Moi, enfant, j'aimais quand il me passait la main sur la nuque en se déplaçant dans la salle pour vérifier notre travail. Ce geste, que beaucoup interpréterait mal aujourd'hui, m'a fait avancer à son pas à lui, un pas d'estropié qui m'emmenait voler. L'albatros du poème, c'était lui pour moi.
Je l'ai revu une seule fois, des années plus tard. Il avait organisé un stage de formation pour enseignants. Lorsque j'ai frappé à sa porte, j'étais anxieux, comme lorsqu'on relit un livre que l'on a trop aimé. J'ai entendu la canne qui martelait le parquet, la porte s'est ouverte et il m'a dit: "Ah! C'est toi!". Le fil n'avait pas cassé.
J'ai cherché sa tombe, un été, avec Pierre. Nous ne l'avons pas trouvée mais j'ai parcouru, ce dimanche, les lieux où s'étaient déroulés ces beaux mois de juillet de mon enfance, entre champs de blé et forêt de sapins. On se sent tout petit alors, comme si le maître était encore là.
(Merci à La Plume d'avoir réveillé ce souvenir.)
mercredi 3 août 2011
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8 commentaires:
Très touchant en tout cas. La façon dont tu en parles laisse penser que cette belle rencontre a été essentielle.
J'ignore de quoi tu parles avec le "jeu du foulard", mais j'imagine bien que tu ne parles pas de celui qui a défrayé la chronique il y a quelques années, avec plusieurs gamins morts à la clé.
Cornus: on passait son foulard (style scout)dans sa ceinture, dans le dos, et le jeu consistait à prendre celui de l'autre, sans violence bien sûr. Comme j'avais (j'ai) de grands bras, j'étais forcément avantagé!
rien que je puisse rapprocher à ma propre expérience, mais ce texte m'a touché néanmoins.
Karagar: tu n'as donc ni Dieu ni maître?
Oui, très beau texte bien sûr.
Pino d'Angio, Taptap et Bilili, le jeu du foulard version gentille, ce que c'est rigolo et plaisant tous ces détails qui surgissent et se rafraichissent d'eux-mêmes, au gré des évocations.
Lancelot: merci.
Merci Calyste,tu viens de me rapeller une petite dette,il va falloir que je m'en acquitte
Ipsa: j'espère que tu n'a pas trop d'arriérés d'intérêt(s)!
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