L'odeur du cuir (mais en était-ce?) des sièges dans le vieux tub Citroën, celui qui avait un gros nez de chien bouteur mais pas méchant. Pendant les vacances, mon père me réveillait, vers minuit, pour aller avec lui décharger les camions de primeurs aux anciennes halles de Saint-Étienne. Il faisait ça pour arrondir les fins de mois, en plus de son travail de mineur. Nous étions six bouches à nourrir et, même si les légumes du jardin et la viande des cochons tués chaque année en hiver constituaient une grosse part de notre alimentation, il fallait un peu plus pour les livres, la cantine, les vêtements, même achetés pour durer plusieurs années.
Nous partions dans la nuit de notre campagne proche et où pourtant il n'y avait pas un seul lampadaire pour éclairer la route. Je n'aimais pas cette obscurité froide après la tiédeur de mon lit mais, dès la porte coulissante de la guimbarde refermée, l'odeur des fruits, qu'il ramenait souvent et qui restait comme imprégnée dans la tôle même lorsque les cageots n'étaient plus là, me rassurait, comme de le voir de profil, silencieux, conduire son engin jusqu'à la place Chavanelle, sa gitane maïs à la bouche.
Là-bas, c'était une activité incessante. Il connaissait tout le monde et j'étais, bien qu'intimidé, fier d'être son fils. Souvent, de grosses marchandes à la voix érayée par la cigarette, m'offraient, à moi qui ne buvais pas le café serré qu'il prenait, une pêche ou deux abricots extraits des monticules derrière elles. Je me souviens de la première figue fraîche que l'on me tendit une nuit: je n'en avais jamais mangé et la chaire rose qui en débordait, un peu obscène avec son jus sucré et tous ses grains serrés, que j'assimilerai plus tard au sexe d'une femme, me dégoûta aussitôt. Mais il fallut manger: on ne refuse pas un cadeau fait dans ses conditions. Je mettrai longtemps ensuite pour apprécier ce fruit comme il doit l'être.
Mon père était un magnifique hercule à cette époque et je ne sais pas si je lui étais d'une grande utilité dans sa tâche. Tout me fascinait autour de moi: le va-et-vient incessant des camions venus du sud, les trognes croisées au détour des entrepôts, celles des hommes au nez charnu et vaguement rougeâtres, celles des femmes, plus souriantes malgré l'heure et la fatigue accumulée, les odeurs, les couleurs, les sacoches de cuir où s'enfournaient les billets une fois la transaction conclue, les cafés déjà ouverts autour de la place où certains mangeaient du lard chaud en buvant un pot de blanc, la silhouette encore plus noire que la nuit du clocher de l'église Notre-Dame toute proche...
Lorsque nous rentrions, une fois le travail achevé et les dernières poignées de main vigoureuses échangées, nous replongions un instant dans l'obscurité de la campagne, d'abord éclairée par les faibles lueurs de la ville que nous laissions derrière nous puis aussi noire que le charbon dont elle regorgeait et que mon père retrouverait un peu plus tard dans la journée. Pourtant, ce n'était pas la même que celle dont j'avais peur à l'aller. Elle résonnait encore étrangement dans mes oreilles de tous les cris, de tous les rires de ces gens simples et travailleurs, de tous les coups de klaxon des camions demandant le passage dans ce labyrinthe de primeurs que les citadins consommeraient les jours suivants.
J'étais jeune alors et le sommeil me gagnait bien vite. Alors, appuyant ma tête contre le revêtement du cuir fendillé, je regardais encore le profil de cet homme que je voyais si peu et qui était mon père et puis je fermais les yeux et je sombrais malgré les cahots de la voiture sur les routes défoncée. Parfois, j'avais juste le temps d'apercevoir, à l'horizon, la ligne rosée de l'aurore, encore ténue dans tout ce noir, avant de m'endormir, heureux.
dimanche 17 juillet 2011
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
11 commentaires:
On se croirait il y a des siècles, en fait tout juste le dernier. Le temps passe si vite que ce n'était qu'hier. Bien beau récit dont j'avais eu la "primeur" sans peut-être même que tu le saches.
Olivier: tu m'intrigues, en effet. Tu m'expliques?
Tu avais fait allusion, à l'apéritif, à vos voyages aux halles avec ton père.
Olivier: effectivement. J'avais complètement oublié. Tu as une bonne mémoire, dis donc!
Ah enfin, je peux laisser un comm sans perdre ma patience d'ange à cause d'un clavier foireux !
Ça m'aurait bien ennuyée de ne pas pouvoir dire combien j'ai aimé cette note.
C'est un texte tendre qui sonne juste. Un joli détour pour parler du père...
La figue m'a fait bien rire: Jean-Luc Hennig, dans son Dictionnaire littéraire et érotique des fruits et légumes : "La figue de Naples, qui se fait franchement appeler Couille du pape dans le Var, a la chair rose un peu framboise presque transparente."
La Plume: merci. Et je suis content de te voir réapparaître après tes ennuis de connexion.
Christine: c'est étrange: c'est en écrivant ce texte que je me suis rendu compte qu'il parlait de mon père surtout, alors que j'avais dans la tête de parler des odeurs de ces nuits aux halles.
Très intéressant et sensible témoignge d'un monde qui m'est totelement inconnu.
Cornus: j'ai eu, comme ça, par hasard, la chance de connaître des milieux totalement différents. Je crois que tous m'ont appris, ou fait aimer, quelque chose.
Etre écoeuré par une figue, quelle idée...
Lancelot: chais pas, mais je suis guéri maintenant!!!
Enregistrer un commentaire